Sharp c. Autorité des marchés financiers, 2021 QCCA 13642023 CSC 29 (39920)

«L’organisme administratif chargé d’encadrer le secteur financier québécois, l’Autorité des marchés financiers (« AMF »), soutient que quatre résidents de la Colombie‑Britannique (les « défendeurs ») auraient pris part à un stratagème transnational de manipulation de titres de type « gonflage et largage ». Les défendeurs auraient agi de concert pour (1) acquérir les actions d’une société fictive, (2) donner à celle‑ci une apparence légitime, (3) faire la promotion des activités de celle‑ci, (4) vendre leurs actions à profit, et (5) répartir ce profit entre eux. L’AMF a également fait valoir que le stratagème avait plusieurs liens avec le Québec, lesquels étaient suffisants pour appliquer le régime québécois de réglementation des valeurs mobilières aux défendeurs : la société fictive était une émettrice assujettie du Québec ayant une adresse d’affaires à Montréal; son directeur résidait au Québec lors de la mise en place du stratagème; les résidents du Québec avaient accès à ses activités promotionnelles; et, en fin de compte, des investisseurs du Québec ont perdu de l’argent.

L’AMF a présenté un acte introductif devant le Tribunal administratif des marchés financiers du Québec (« TAMF »), alléguant que les défendeurs avaient contrevenu à la Loi sur les valeurs mobilières (« LVM ») du Québec. Elle a demandé au TAMF de rendre diverses ordonnances contre les défendeurs. Ces derniers ont déposé des requêtes en exception déclinatoire contestant la compétence du TAMF à leur égard en tant que défendeurs de l’extérieur de la province. Le TAMF a rejeté les requêtes des défendeurs. Il a jugé qu’il avait compétence sur eux en application de l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers (« LAMF »), lequel lui confère compétence pour prendre des décisions en vertu de la LVM, à la lumière de l’arrêt Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63, rendu par la Cour, où il a été décidé qu’un régime provincial de réglementation s’applique constitutionnellement à un défendeur de l’extérieur de la province quand il existe un « lien suffisant » ou un « lien réel et substantiel » entre la province et le défendeur.

La Cour supérieure du Québec a rejeté les demandes de contrôle judiciaire des défendeurs et a statué que le TAMF s’était à bon droit déclaré compétent. La cour a affirmé que le TAMF avait identifié à juste titre les limites de sa portée extraterritoriale en appliquant le critère du « lien réel et substantiel » énoncé dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, et qu’il avait appliqué correctement le critère de l’arrêt Unifund en ce qui a trait à l’applicabilité constitutionnelle de dispositions législatives provinciales. Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec ont rejeté les appels des défendeurs. Ils ont conclu que le critère du lien réel et substantiel énoncé dans l’arrêt Unifund permet de déterminer si le régime québécois des valeurs mobilières est constitutionnellement applicable à des non‑résidents qui auraient pris part à un stratagème de manipulation de titres ayant des liens avec le Québec, et que le TAMF avait à juste titre conclu à l’existence d’un lien réel et substantiel entre le Québec et les défendeurs et s’était à bon droit déclaré compétent. Les juges majoritaires ont également statué que, bien que le Code civil du Québec (« C.c.Q. ») agisse à titre de droit supplétif dans de nombreuses affaires, y compris dans certains aspects de droit public, les règles de droit international privé prévues au Livre dixième du C.c.Q. ne s’appliquent pas quand aucun droit privé n’est en cause. Le juge qui a rédigé une opinion concordante aurait conclu que le TAMF a compétence sur les défendeurs de l’extérieur de la province en vertu des règles de droit international privé énoncées au titre troisième du Livre dixième du C.c.Q., soit par analogie en vertu de l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q., soit subsidiairement en vertu de l’art. 3136 C.c.Q.»

La Cour suprême du Canada dit que le pourvoi est rejeté.

Le juge en chef Wagner et le juge Jamal écrivent comme suit (aux paragraphes 5-10, 118-123, 136-137):

«Pour les motifs qui suivent, nous concluons que le TAMF a compétence sur les appelants en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières et de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers.

Le C.c.Q. est le point de départ dans toute opération d’interprétation mettant en cause le C.c.Q. et des lois particulières. La disposition préliminaire du C.c.Q. prévoit, d’une part, que le C.c.Q. est le droit commun et le fondement des autres lois du Québec, et, d’autre part, que les autres lois peuvent elles‑mêmes ajouter au C.c.Q. ou y déroger.

Dans la présente affaire, la nature de l’action et des conclusions recherchées auprès du TAMF peuvent suggérer à première vue qu’il s’agit d’une affaire réglementaire qui ne concerne pas le C.c.Q. Le litige met en cause un organisme de réglementation public qui cherche à faire imposer des interdictions et des pénalités administratives en vertu d’un régime législatif conçu pour protéger l’intérêt public en ce qui a trait aux marchés des valeurs mobilières. Il est effectivement permis de penser que la compétence à l’égard de ce régime réglementaire échappe à la portée du droit québécois d’application générale établi par le C.c.Q., lequel régit principalement « les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens » (disposition préliminaire). Or, le droit des valeurs mobilières, tel que l’édicte la Loi sur les valeurs mobilières du Québec, revêt un caractère hybride. D’une part, la Loi sur les valeurs mobilières établit des règles d’exécution et de droit administratif destinées à protéger l’intérêt public qui confèrent à la loi une orientation essentiellement réglementaire. D’autre part, la Loi sur les valeurs mobilières comporte aussi un titre sur les sanctions civiles (titre VIII). Bien que la compétence du TAMF se rapporte principalement à l’orientation réglementaire de la Loi sur les valeurs mobilières, le pouvoir que lui confère la Loi sur l’Autorité des marchés financiers s’étend au titre sur les sanctions civiles de la Loi sur les valeurs mobilières, sauf disposition contraire de la loi. Compte tenu du caractère hybride de la réglementation des valeurs mobilières, il est préférable de considérer que le Livre dixième du C.c.Q., en tant que droit commun du Québec, constitue le point de départ approprié pour analyser la « compétence internationale des autorités du Québec » en ce domaine, y compris celle du TAMF.

Cela commande un examen des règles générales et particulières prévues au C.c.Q. afin d’établir si le TAMF a compétence sur les défendeurs de l’extérieur de la province dans le cas qui nous occupe. Nous concluons que les règles du C.c.Q. en matière de droit international privé sont applicables. Cependant, en l’espèce, elles ne fournissent aucun fondement à la compétence sur les défendeurs de l’extérieur de la province, que ce soit en vertu de l’art. 3134 C.c.Q., qui énonce la règle résiduelle fondée sur le domicile au Québec, de l’art. 3148 C.c.Q., qui précise les cas dans lesquels les autorités du Québec ont compétence sur les actions personnelles à caractère patrimonial, ou de l’art. 3136 C.c.Q., qui permet à une autorité du Québec, bien qu’elle n’ait pas compétence, d’entendre un litige pourvu que celui‑ci présente un lien suffisant avec le Québec et que l’introduction d’une action à l’étranger soit impossible ou ne puisse être exigée.

Nous concluons néanmoins que le TAMF a compétence sur les appelants en application de la législation québécoise sur les valeurs mobilières. La Loi sur l’Autorité des marchés financiers confère au TAMF compétence pour prendre des décisions en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières, notamment lorsqu’il existe un « lien réel et substantiel » entre le Québec et des défendeurs de l’extérieur de la province. À notre avis, les allégations selon lesquelles les appelants se sont servis du Québec comme « façade » de leur manipulation de titres et ont causé un préjudice à des investisseurs du Québec établissent un tel lien de manière à conférer au TAMF compétence sur les appelants.

Autrement dit, la législation québécoise sur les valeurs mobilières s’applique constitutionnellement aux appelants. La législature québécoise a exercé sa compétence législative normative — son pouvoir d’édicter des règles contraignantes applicables à des parties de l’extérieur de la province qui ont un lien réel et substantiel avec le Québec. Ces règles entrent en jeu dans les circonstances de l’espèce. En conséquence, le TAMF a également la compétence juridictionnelle, ou le pouvoir d’instruire la présente affaire impliquant les appelants.


 

Le critère du « lien réel et substantiel » a été décrit à la fois comme un critère unique qui s’applique dans divers contextes (Van Breda, par. 23‑31), et comme un ensemble de critères différents ayant un air de famille commun (J. Blom et E. Edinger, « The Chimera of the Real and Substantial Connection Test » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 373, p. 373‑374). Bien que les deux points de vue soient fondés, nous parlons du critère du « lien réel et substantiel » comme d’une famille de critères pour souligner le fait que la même formule — soit « lien réel et substantiel » — met en jeu différentes considérations dans chacun des divers contextes dans lesquels elle est employée.

Par exemple, dans l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, notre Cour a statué que le tribunal d’une province devrait reconnaître et exécuter le jugement du tribunal d’une autre province s’il existe un « lien réel et substantiel » entre cet autre tribunal et l’objet du litige (p. 1107‑1108). Dans l’arrêt Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, la Cour a étendu l’application des principes énoncés dans Morguard aux jugements étrangers et a conclu que les tribunaux canadiens devraient reconnaître et exécuter le jugement d’un tribunal de l’extérieur du Canada lorsqu’il y a un « lien réel et substantiel » entre la cause d’action et le tribunal étranger (par. 32 et 37).

Dans l’arrêt Van Breda, notre Cour a élaboré un critère du « lien réel et substantiel » dans le contexte de l’examen visant à décider si un tribunal peut se déclarer compétent sur une action en responsabilité délictuelle intentée par des résidents canadiens qui ont subi un préjudice à l’étranger. La Cour a reconnu des facteurs de rattachement créant une présomption qui autorisent à première vue un tribunal à se déclarer compétent à l’égard d’un litige en responsabilité délictuelle et a expliqué comment une telle présomption de compétence peut être réfutée. Elle a aussi précisé que cette version du critère du « lien réel et substantiel » constitue un critère de common law. Au Québec, « le Code civil du Québec énumère une série de facteurs qu’il faut prendre en considération pour établir si une autorité québécoise a compétence sur une action en responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle (art. 3148) » (par. 77; voir aussi Spar Aerospace, par. 55‑56).

Notre Cour a en outre établi dans l’arrêt Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, une version du critère du lien réel et substantiel servant à déterminer si un crime transnational, ayant eu lieu en partie au Canada, pouvait faire l’objet d’une poursuite au Canada. La Cour a statué qu’un tel crime peut faire l’objet d’une poursuite au Canada quand il existe un « lien réel et important » entre l’infraction et notre pays (p. 212‑213).

Comme dernier exemple, notre Cour a élaboré un critère du « lien réel et substantiel » dans le contexte visant à décider si une loi provinciale est constitutionnellement applicable à des défendeurs ou à des circonstances de l’extérieur de la province (voir Blom (2017), p. 288‑289). Dans l’arrêt Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, la Cour a décidé qu’une loi « prohibitive » du Québec interdisant le transport de documents dans d’autres ressorts était constitutionnellement inapplicable à d’autres provinces. Elle a confirmé que « les tribunaux sont tenus, en vertu de contraintes constitutionnelles, de ne se déclarer compétents que s’il y a des liens réels et substantiels avec cet endroit », et a statué que « l’existence de telles lois prohibant la communication de documents est un anachronisme [. . .] défavorabl[e] [aux] litiges [interprovinciaux] si on les applique au niveau interprovincial » (p. 328). Dans Unifund, notre Cour s’est appuyée sur Hunt et a jugé qu’une loi provinciale de nature réglementaire est constitutionnellement applicable à des défendeurs de l’extérieur de la province quand il existe un « lien suffisant » entre la province et les défendeurs de l’extérieur de celle‑ci, sous réserve des principes d’ordre et d’équité (par. 56).

L’argument des appelants et la conclusion de la Cour supérieure selon lesquels le critère du « lien réel et substantiel » de l’arrêt Van Breda devrait s’appliquer en l’espèce sont mal fondés. L’arrêt Van Breda établit le critère du lien réel et substantiel dans le contexte d’actions en responsabilité délictuelle en common law et ne s’applique pas au Québec. L’équivalent du critère de l’arrêt Van Breda en ce qui concerne les actions personnelles à caractère patrimonial au Québec se trouve à l’art. 3148 C.c.Q. (Van Breda, par. 77). Quoi qu’il en soit, en l’espèce, la Cour est appelée à décider si le régime québécois de réglementation des valeurs mobilières s’applique constitutionnellement aux appelants de l’extérieur de la province en tant que question de compétence législative normative. En conséquence, le critère de l’arrêt Unifund s’applique.


 

En terminant, il convient de souligner que, bien que la compétence législative normative et la compétence juridictionnelle soient des notions distinctes (Unifund, par. 58), la compétence juridictionnelle du TAMF en l’espèce découle de la compétence législative normative de la province. Aux termes de l’art. 93 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, le TAMF exerce la compétence prévue par la Loi sur les valeurs mobilières. Étant donné que, d’une part, la législature québécoise a décidé que le TAMF statue sur les allégations de violations de la Loi sur les valeurs mobilières et que, d’autre part, la conduite que l’on reproche aux appelants a un lien réel et substantiel avec le Québec, le TAMF a nécessairement compétence sur les appelants en ce qui concerne les contraventions qu’ils auraient commises. Les dispositions législatives particulières, dûment interprétées, prévoient donc la compétence juridictionnelle du TAMF. Les règles de compétence du régime québécois des valeurs mobilières sont constitutionnellement applicables aux appelants de l’extérieur de la province. Ces dispositions confèrent au TAMF compétence à l’égard des contraventions à la Loi sur les valeurs mobilières qui sont reprochées aux appelants. Eu égard aux faits allégués par l’AMF, il existe un lien suffisant entre le Québec et les appelants justifiant l’application à ces derniers du régime québécois de réglementation des valeurs mobilières. En conséquence, le TAMF a conclu à juste titre qu’il avait compétence sur les appelants.»