R. c. Grand Sudbury (Ville), 2021 ONCA 2522023 CSC 28 (39754)

«La Ville de Sudbury a conclu un contrat avec Interpaving Limited pour que celle‑ci agisse en tant que constructeur pour la réparation d’une conduite d’eau principale au centre‑ville. Durant les réparations, un employé d’Interpaving a frappé et tué une piétonne alors qu’il conduisait une niveleuse en marche arrière à travers une intersection. Le Ministère a accusé la Ville en application de l’al. 25(1)(c) de la Loi sur la santé et la sécurité au travail de l’Ontario (« Loi ») pour ne pas avoir veillé à ce que certaines exigences en matière de sécurité du règlement connexe intitulé Chantiers de construction (« Règlement ») soient respectées. La Ville a concédé avoir été propriétaire du chantier de construction et reconnu y avoir envoyé ses inspecteurs au contrôle de la qualité pour surveiller le respect par Interpaving du contrat, mais elle a nié avoir été un employeur, faisant valoir qu’elle n’avait pas de contrôle sur les travaux de réparation et qu’elle avait délégué ce contrôle à Interpaving.

 La juge de première instance de la cour provinciale a acquitté la Ville parce qu’Interpaving, et non la Ville, avait le contrôle direct des travailleurs et de l’intersection, et que la Ville n’était donc pas un employeur au sens du par. 1(1) de la Loi. Subsidiairement, la juge de première instance a conclu que, même si la Ville était un employeur et avait manqué à ses obligations, elle a fait preuve de diligence raisonnable. La cour d’appel des infractions provinciales a confirmé la décision de la juge de première instance, mais elle n’a pas traité de la conclusion selon laquelle la Ville avait agi avec diligence raisonnable. La Cour d’appel a annulé la décision du juge de la cour d’appel des infractions provinciales, tenu la Ville responsable d’avoir contrevenu à l’al. 25(1)c) à titre d’employeur, et a renvoyé la question de sa diligence raisonnable à la cour d’appel des infractions provinciales.»

La Cour suprême du Canada dit que le pourvoi est rejeté.

La juge Martin écrit comme suit (aux paragraphes 2-6, 17-20, 32-34, 37-40, 61):

«La question de droit que pose le présent pourvoi concerne la responsabilité légale, le cas échéant, de la Ville à titre d’employeur pour avoir manqué à ce même devoir. En réponse à l’accusation portée par le ministère du Procureur général de l’Ontario (ministère du Travail, de l’Immigration, de la Formation et du Développement des compétences) (« Ministère ») et à la poursuite qu’il a intentée en application de l’al. 25(1)c), la Ville a concédé avoir été propriétaire du chantier de construction et reconnu y avoir envoyé des inspecteurs au contrôle de la qualité. Elle a toutefois nié avoir été un employeur, faisant valoir qu’elle n’avait pas de contrôle sur les travaux de réparation et qu’elle avait délégué ce contrôle à Interpaving.

La juge de première instance a acquitté la Ville parce qu’Interpaving, et non la Ville, avait le contrôle direct des travailleurs et de l’intersection, et que la Ville n’était donc pas un employeur au sens du par. 1(1) (par. 86‑88, reproduits au d.a., vol. I, p. 16‑17). Subsidiairement, même si la Ville avait manqué à ses obligations, elle a fait preuve de diligence raisonnable, car [traduction] « toutes les précautions raisonnables dans les circonstances » ont été prises (par. 91). La cour d’appel des infractions provinciales a confirmé l’acquittement de la Ville au motif qu’elle n’était pas un employeur; elle n’a pas traité de l’appel formé par le Ministère contre la conclusion de la juge de première instance selon laquelle la Ville avait agi avec diligence raisonnable (2019 ONSC 3285, 88 M.P.L.R. (5th) 158). Dans un jugement unanime, la Cour d’appel a accueilli l’appel et annulé la décision du juge de la cour d’appel des infractions provinciales. La cour a confirmé et appliqué la définition du terme « employeur » établie dans sa décision de 1992 qui fait autorité, R. c. Wyssen, 10 O.R. (3d) 193, elle a tenu la Ville responsable d’avoir contrevenu à l’al. 25(1)c) à titre d’employeur, et a renvoyé la question de sa diligence raisonnable à la cour d’appel des infractions provinciales (2021 ONCA 252, 15 M.P.L.R. (6th) 161). La Ville interjette appel devant la Cour et nous demande de préciser le rôle que joue le contrôle dans les poursuites réglementaires intentées contre un employeur en application de l’al. 25(1)c) de la Loi.

La réponse courte à cette question est que, même si le contrôle des travailleurs et du lieu de travail peut influer sur la défense de diligence raisonnable, rien dans le texte, le contexte ou l’objet de la Loi n’exige du Ministère qu’il fasse la preuve du contrôle des travailleurs ou du lieu de travail pour démontrer que la Ville a manqué aux obligations qui lui incombent à titre d’employeur en application de l’al. 25(1)c).

Au paragraphe 1(1), la Loi définit le terme « employeur » largement — sans aucune référence au contrôle — et intime à tous les employeurs de s’acquitter de plusieurs devoirs légaux. Il n’y a tout simplement aucune raison d’intégrer une exigence de contrôle dans la définition du terme « employeur » ou de greffer une exigence de contrôle à l’al. 25(1)c) alors que la législature a délibérément choisi de ne pas le faire. En effet, réduire les devoirs de l’employeur en ajoutant par interprétation large une exigence de contrôle à une des dispositions ou aux deux contrecarrerait l’objet de cette loi réparatrice relative au bien‑être public. La Loi est explicitement conçue pour accroître des mesures de protection historiquement limitées et vise à favoriser et à maintenir la santé et la sécurité au travail en imposant expressément à de multiples acteurs sur le lieu de travail des devoirs concurrents, se chevauchant, larges, stricts et qui ne peuvent être délégués, appliquant ce qu’on appelle la stratégie « de la ceinture et des bretelles ». L’interprétation proposée par la Ville aurait pour effet non seulement de faire obstacle à cette intention, mais elle créerait aussi une incertitude indésirable et inutile en plus de compromettre l’application efficace des dispositions de la Loi créant des infractions de responsabilité stricte. Il convient plutôt de tenir compte du contrôle au moment de décider si un employeur qui a violé la Loi peut malgré tout se défendre en invoquant qu’il a agi avec diligence raisonnable. Il serait alors loisible à l’accusé de démontrer que son manque de contrôle indique qu’il a pris toutes les mesures raisonnables dans les circonstances.

En conséquence, à l’instar de la Cour d’appel, j’estime que la Ville était un employeur et qu’elle a manqué au devoir qui lui incombait en application de l’al. 25(1)c). Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l’ordonnance de la Cour d’appel qui renvoie la question de la diligence raisonnable à la cour d’appel des infractions provinciales.


 

Il ressort clairement du texte de la définition d’« employeur » que le contrôle n’est pas un élément que le Ministère doit prouver pour établir qu’un accusé doit s’acquitter des devoirs d’un employeur. Premièrement, il n’y a aucune mention du contrôle dans la définition. Il n’y en a tout simplement pas, même s’il aurait pu y en avoir une si cela avait été l’intention de la législature. La Cour doit donner effet à ce que la législature a inclus dans la définition d’« employeur ». Conjecturer et ensuite accorder la priorité à ce que la législature a choisi de ne pas inclure, en ajoutant un élément supplémentaire à la définition, « équivaudrait à modifier [la Loi], ce qui constitue une fonction législative et non judiciaire » (R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 26 (soulignement omis); voir aussi R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128, par. 8).

Deuxièmement, en common law, la relation qu’entretient une personne avec un entrepreneur indépendant est typiquement caractérisée par une absence de contrôle de la part de cette personne sur l’entrepreneur (671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [2001] 2 R.C.S. 983, par. 33‑48). L’expression « contract for services » en anglais (« contrat d’entreprise ») est utilisée, en common law, pour faire référence à de telles relations. Par comparaison, l’expression « contract of service » en anglais sert à désigner un contrat d’emploi. En disant « contracts for the services » (« loue les services ») dans la définition d’« employeur », la législature a signalé son intention de viser les relations employeur‑entrepreneur indépendant (Wyssen, p. 196‑198). Depuis que la décision Wyssen a conclu que de telles relations entrent dans la définition, une personne peut être un employeur au sens de la Loi même si elle n’a pas de contrôle sur les travailleurs ou sur le lieu de travail. L’interprétation donnée par la décision Wyssen s’applique à tous les employés et à tous les lieux de travail, y compris à ceux dans l’industrie de la construction.

En outre, comme il est mentionné dans la décision Wyssen, avant l’adoption de la Loi, d’autres mesures législatives sur la sécurité des travailleurs définissaient l’« employeur » d’une manière qui excluait les relations d’entrepreneur indépendant (p. 199, citant la loi intitulée Industrial Safety Act, 1971, S.O. 1971, c. 43, al. 1(e); voir aussi, p. ex., la loi intitulée The Construction Safety Act, 1973, S.O. 1973, c. 47, al. 1(h)). Le changement de cap dans la Loi consistant à inclure expressément les relations employeur-entrepreneur indépendant dans la définition d’« employeur » signale l’intention de la législature de retirer de la définition la condition traditionnelle de common law quant au contrôle qui distingue les relations d’emploi et celles d’entrepreneur indépendant. Incorporer le contrôle dans la définition du par. 1(1) aurait donc pour effet de réintroduire une caractéristique de l’ancien régime, qui a été abolie parce qu’elle ne favorisait pas et ne protégeait pas suffisamment la sécurité au travail.

Il importe également que, même si elle n’a pas inclus le contrôle dans la définition d’« employeur », la législature l’a inclus dans celle de « constructeur ». Au paragraphe 1(1), le « constructeur » est défini comme une « [p]ersonne qui entreprend un chantier pour le compte d’un propriétaire »; « entreprendre un chantier » comprend le fait de le contrôler (Ontario (Ministry of Labour) c. Reid & DeLeye Contractors Ltd., 2011 ONCJ 472, par. 42 (CanLII)). L’absence d’une exigence de contrôle pour les employeurs reflète donc un choix législatif intentionnel qui doit être respecté.


 

Le devoir visé à l’al. 25(1)c) doit être interprété en fonction du régime de la Loi, y compris les autres devoirs qui y figurent, la définition large d’« employeur » et l’existence de la défense de diligence raisonnable prévue à l’al. 66(3)b).

Premièrement, il va sans dire que l’art. 25 impose divers devoirs, formulés différemment, à l’employeur. Certains sont énoncés étroitement. Par exemple, les al. 25(1)b) et d) créent pour l’employeur des devoirs concernant « le matériel, les matériaux et les appareils de protection qu’il fournit ». De même, le devoir décrit à l’al. 28(1)b) qui requiert de l’employé qu’il « emploie ou porte » le matériel et les appareils ou vêtements de protection se limite aux objets qui sont « exigés par l’employeur ». Cette juxtaposition de devoirs étroits et de l’al. 25(1)c) formulé plus largement ne suggère pas que le devoir visé à cet alinéa est implicitement étroit. Les dispositions plus restrictives démontrent plutôt que la législature a limité intentionnellement certains des devoirs (comme ceux visés aux al. 25(1)b) et d)) à la relation entre l’employeur et le travailleur, tandis que d’autres devoirs, y compris celui visé à l’al. 25(1)c), sont rédigés délibérément en termes larges de manière à mettre l’accent sur le lien de l’employeur avec le lieu de travail plutôt qu’avec un travailleur en particulier (R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 249‑252). Le choix de la législature doit être respecté, et point n’est besoin d’atténuer ou d’étendre le texte explicitement général de l’al. 25(1)c).

Deuxièmement, la définition large d’« employeur » est pertinente lorsqu’il s’agit d’interpréter l’al. 25(1)c). L’étendue des devoirs de l’employeur et la large portée de cette définition se renforcent mutuellement. Réduire la portée de l’al. 25(1)c) en y introduisant une exigence de contrôle va à l’encontre de la décision Wyssen et de la méthode moderne d’interprétation législative.


 

Troisièmement, l’existence de la défense de diligence raisonnable prévue à l’al. 66(3)b) de la Loi est un élément contextuel pertinent puisqu’elle signifie que l’employeur qui contrevient à l’al. 25(1)c) n’est pas passible des peines prévues par la Loi s’il peut démontrer qu’il a pris toutes les précautions raisonnables pour éviter la contravention. L’alinéa 66(3)b) sert donc de soupape de sécurité, dans le cadre de laquelle la présence du contrôle peut être un facteur à prendre en considération pour apprécier la diligence raisonnable. Ainsi, rien ne justifie de restreindre l’infraction visée à l’al. 25(1)c) en y superposant une exigence de contrôle. Ce sont la possibilité de recourir à ce moyen de défense et son contenu qui répondent aux préoccupations relatives à l’équité.

Ajouter par interprétation large une exigence de contrôle à l’al. 25(1)c) serait également incompatible avec l’objet de la Loi. Celle‑ci, je le répète, est une loi relative au bien‑être public. Elle vise à maintenir et à favoriser une protection raisonnable de la santé et de la sécurité des travailleurs sur leur lieu de travail et autour de celui‑ci. Cet objet est atteint par l’imposition de devoirs partagés qui se chevauchent : la stratégie réglementaire « de la ceinture et des bretelles ».

Le chevauchement des devoirs du constructeur et de l’employeur est un exemple clair de cette approche. L’alinéa 23(1)a) exige du constructeur qu’il veille à ce que « les mesures et les méthodes prescrites par la présente loi et les règlements soient observées », un devoir qui est à l’image de celui qui incombe à l’employeur en application de l’al. 25(1)c). Ce chevauchement est explicite et intentionnel. En effet, l’al. 23(1)b) exige du constructeur qu’il veille à ce que « les employeurs [. . .] qui exécutent un travail se conforment à la présente loi et aux règlements ». Il est tout à fait conforme à la structure et à la stratégie réglementaires que la Loi déploie pour assurer la sécurité des travailleurs qu’un employeur ait des devoirs qui chevauchent réciproquement ceux d’un constructeur, quels que soient les degrés respectifs de contrôle de ces entités sur un lieu de travail ou un danger qu’on peut y courir. De même, l’interprétation large et libérale qu’il faut donner à la Loi signifie qu’il peut y avoir plus d’un employeur responsable de la sécurité du lieu de travail et des travailleurs.

Il est injustifié de craindre que le chevauchement des devoirs crée de la confusion parce que différents acteurs pourraient ne pas se concerter et mettre en place des mesures de sécurité concurrentes ou incohérentes. La coopération et la communication entre les acteurs du lieu de travail sont intégrées au régime de la Loi (United Independent Operators, par. 55, citant le guide du Ministère intitulé Guide to the Occupational Health and Safety Act (1978), p. 28; voir aussi West Fraser Mills, par. 43). La Loi les incite d’ailleurs à agir de la sorte : lorsque les acteurs ne collaborent ou ne communiquent pas, il est moins probable qu’ils parviennent à présenter avec succès une défense de diligence raisonnable. Par exemple, dans London Excavators, un sous‑traitant sur un chantier de construction a été incapable de faire la preuve de sa diligence raisonnable parce qu’il s’était déraisonnablement fié à la communication défaillante de l’entrepreneur général quant à l’emplacement d’un danger (p. 40).


 

En résumé, le tribunal doit se pencher sur trois questions lorsqu’un propriétaire qui loue les services d’un constructeur sur un chantier de construction est poursuivi pour une violation de l’al. 25(1)c) :

  1. Premièrement, le Ministère a‑t‑il prouvé hors de tout doute raisonnable que la Loi s’appliquait à l’accusé parce qu’il était un employeur au sens du par. 1(1) de la Loi? Un propriétaire est un employeur s’il : (i) a employé des travailleurs à un lieu de travail où aurait été commise une violation de l’al. 25(1)c); ou (ii) a loué les services d’un travailleur qui doivent être rendus à ce lieu de travail (y compris les services d’un constructeur). Le Ministère n’a pas à prouver que le propriétaire avait le contrôle du lieu de travail ou des travailleurs qui s’y trouvaient.
     
  2. Deuxièmement, le Ministère a‑t‑il prouvé hors de tout doute raisonnable que l’accusé a enfreint l’al. 25(1)c) de la Loi? Il y a violation de cet alinéa si les mesures de sécurité prescrites par le Règlement ne sont pas mises en place sur le lieu de travail pour lequel le propriétaire/employeur est lié par contrat aux employés ou à un entrepreneur indépendant. De plus, le Ministère n’a pas à prouver que le propriétaire avait le contrôle du lieu de travail ou des travailleurs qui s’y trouvaient.
     

Troisièmement, si le Ministère prouve ce qui précède, l’accusé a‑t‑il démontré selon la prépondérance des probabilités qu’il devrait échapper à toute responsabilité parce qu’il a fait preuve de diligence raisonnable au sens de l’al. 66(3)b) de la Loi? Les considérations pertinentes pourraient comprendre : (i) le degré de contrôle de l’accusé sur le lieu de travail ou les travailleurs qui s’y trouvaient; (ii) la question de savoir si l’accusé a délégué le contrôle au constructeur pour pallier son propre manque de savoir‑faire, de connaissance ou d’expertise pour mener à bien le projet conformément au Règlement; (iii) la question de savoir si l’accusé a pris des mesures pour évaluer la capacité du constructeur d’assurer le respect du Règlement avant de décider de louer ses services; et (iv) la question de savoir si l’accusé a bel et bien surveillé et supervisé efficacement le travail du constructeur sur le chantier pour veiller à ce que les prescriptions du Règlement aient été observées dans le lieu de travail.»