R. c. Bertrand Marchand, 2021 QCCA 1285, 2022 QCCA 16, 2023 CSC 26 (9935) (40093)
«M a plaidé coupable à un chef d’accusation de contacts sexuels, infraction prévue à l’al. 151a) du Code criminel, et à un chef d’accusation de leurre d’enfants, infraction prévue à l’al. 172.1(1)b). M a rencontré la victime en personne alors qu’il avait 22 ans et qu’elle avait 13 ans. Il lui a alors envoyé une demande d’amitié sur Facebook et, pendant les deux années suivantes, ils ont été en contact sur les médias sociaux, et se sont aussi rencontrés en personne, et ils ont eu des rapports sexuels illégaux à quatre occasions distinctes. Lors de la détermination de la peine, M a contesté la peine minimale obligatoire d’un an d’incarcération énoncée à l’al. 172.1(2)a) qui est infligée aux personnes déclarées coupables de l’acte criminel de leurre d’enfants, au motif qu’elle était incompatible avec l’art. 12 de la Charte, lequel assure une protection contre les peines cruelles et inusitées. La juge chargée de déterminer la peine a condamné M à une peine d’emprisonnement de cinq mois pour l’infraction de leurre, devant être purgée concurremment avec la peine infligée pour l’infraction de contacts sexuels. La juge a conclu que la peine minimale obligatoire contrevenait à l’art. 12 de la Charte car elle serait exagérément disproportionnée à la peine juste de cinq mois. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé à la fois la peine infligée pour leurre et la conclusion selon laquelle la peine minimale obligatoire était inconstitutionnelle. La Couronne interjette appel de la justesse de la peine infligée à M pour leurre et demande à la Cour de conclure que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) est constitutionnelle.
V a plaidé coupable à un chef d’accusation de leurre d’enfants, infraction prévue à l’al. 172.1(1)a) du Code criminel. V a envoyé des messages textes à caractère sexuel à la victime pendant une période de 10 jours. Lors de la détermination de la peine, V a contesté la peine minimale obligatoire de six mois énoncée à l’al. 172.1(2)b) qui est infligée aux personnes déclarées coupables de l’infraction de leurre punissable sur déclaration sommaire de culpabilité, au motif qu’elle violait l’art. 12 de la Charte. Le juge chargé de déterminer la peine a infligé à V une peine de deux ans de probation et de 150 heures de travaux communautaires, après avoir conclu que la peine minimale obligatoire serait exagérément disproportionnée à la peine juste. En appel, la Cour supérieure a fait passer la peine à quatre mois d’emprisonnement. La cour a ensuite établi que la peine minimale obligatoire contrevenait à l’art. 12 car, même si elle n’était pas exagérément disproportionnée à la peine juste de quatre mois infligée à V, elle le serait dans des scénarios raisonnablement prévisibles. La Cour d’appel a confirmé cette décision. La justesse de la peine infligée à V n’est pas contestée devant la Cour. La Couronne demande à la Cour de conclure que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)b) est constitutionnelle.»
La Cour suprême du Canada dit que le pourvoi dans le cas de M devrait être accueilli en partie. Le pourvoi dans le cas de V devrait être rejeté.
La juge Martin écrit comme suit (aux paragraphes 2-5):
«Deux questions de droit se posent dans les présents pourvois connexes. Premièrement, dans le dossier de M. Bertrand Marchand, les Couronnes appelantes ont mis en doute la justesse de la peine infligée à M. Bertrand Marchand pour leurre, ce qui exige un examen des principes de détermination de la peine applicables à cette infraction distincte et précise, selon une interprétation moderne de sa gravité et des préjudices causés. Dans l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, notre Cour a décrit les diverses conséquences graves que peut avoir sur les enfants la violence sexuelle, conséquences qui peuvent durer toute leur vie. Je me fonde sur cette analyse pour expliquer les préjudices distincts causés par l’infraction de leurre d’enfants de sorte que toute sa gravité sous‑tende les principes de détermination de la peine applicables et influence leur statut constitutionnel. Dans le cas de M. Bertrand Marchand, après avoir appliqué les bons principes de détermination de la peine, je fais passer sa peine de cinq mois à un an d’emprisonnement, et je conclus qu’elle doit être purgée consécutivement à la peine qui lui a été infligée pour l’autre infraction dont il a été déclaré coupable, et non concurremment avec celle‑ci. Dans le dossier de H.V., la justesse de la peine infligée à H.V. n’a pas été contestée devant notre Cour.
Deuxièmement, les deux intimés dans les pourvois connexes demandent à la Cour de confirmer les conclusions des cours d’appel respectives portant que les peines minimales obligatoires énoncées aux al. 172.1(2)a) et b) sont incompatibles avec l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés et sont donc inopérantes. Monsieur Bertrand Marchand s’oppose à la peine minimale obligatoire d’un an d’incarcération qui est infligée lorsque la Couronne procède par mise en accusation (al. 172.1(2)a)), et H.V. conteste la peine minimale obligatoire de six mois d’incarcération qui est infligée lorsque la Couronne procède par voie sommaire (al. 172.1(2)b)). Pour leur part, les Couronnes appelantes demandent à la Cour de confirmer la constitutionnalité des peines minimales obligatoires. Bien que notre Cour ait déjà fait remarquer qu’il y a « un doute sur la constitutionnalité » de la peine obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a) (R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3, par. 146), c’est la première fois que la Cour aborde sans détour la validité constitutionnelle des deux peines.
Une analyse approfondie révèle que ces peines minimales obligatoires portent atteinte à la protection contre les peines cruelles et inusitées garantie par l’art. 12 de la Charte. Les périodes obligatoires d’incarcération s’appliquent à une gamme de comportements si exceptionnellement vaste que des peines exagérément disproportionnées sont infligées dans des scénarios raisonnablement prévisibles. L’invalidation des peines minimales obligatoires ne signifie pas que le leurre d’enfants est une infraction moins grave. Compte tenu des dommages psychologiques distincts et insidieux que cause le leurre, la peine appropriée pour leurre d’enfants dans certains cas est l’emprisonnement d’une durée égale ou supérieure à celle prévue par les peines minimales obligatoires inconstitutionnelles. Dans les présents pourvois, les situations raisonnablement prévisibles évoquées donnent lieu à des préjudices moindres et font état de circonstances où la culpabilité morale du délinquant est faible. Étant donné la large portée de l’infraction, une période d’emprisonnement minimale définie dans tous les cas produira parfois des résultats excessifs au point de porter atteinte aux normes de la décence.»