Ponce c. Société d’investissements Rhéaume ltée, 2021 QCCA 13632023 CSC 25 (39931)

«Deux présidents d’un groupe de trois entreprises dans le secteur des assurances apprennent qu’une importante société est intéressée à acquérir le groupe. Plutôt que d’en informer les actionnaires majoritaires du groupe, les présidents décident d’acheter eux‑mêmes la totalité des intérêts des actionnaires afin de les revendre ensuite à la société pour un profit substantiel. Avant la revente, les présidents concluent avec la société acheteuse un engagement de confidentialité, qui empêche la société de traiter directement avec les actionnaires majoritaires du groupe.

Apprenant l’existence de la revente, les actionnaires déposent en Cour supérieure une requête introductive d’instance en dommages‑intérêts dans laquelle ils demandent environ 24 M$ pour compenser le gain que leur aurait rapporté cette transaction dont ils ont été privés. Ils allèguent que les présidents ont contrevenu à leurs obligations contractuelles et légales ainsi qu’à leurs obligations fiduciaires, et plus particulièrement à celles d’agir de bonne foi, avec loyauté et transparence, en omettant de les informer de l’intérêt manifesté par la société acheteuse pour l’acquisition du groupe. Selon les actionnaires, les agissements illégaux des présidents leur donnent le droit de réclamer l’équivalent des profits excédentaires engrangés par ceux‑ci.

La Cour supérieure donne raison aux actionnaires et condamne solidairement les présidents à leur verser une somme de 11 884 743 $, correspondant aux profits que ces derniers ont réalisés lors de la revente. Selon la cour, tant en vertu du Code civil du Québec que de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, les présidents, en leur qualité d’administrateurs, étaient redevables envers le groupe de devoirs d’honnêteté, de loyauté, de prudence et de diligence. Le premier juge considère que ces mêmes devoirs peuvent être étendus aux actionnaires en raison d’une entente de rémunération incitative conclue entre les actionnaires et les présidents (« Entente des présidents ») qui encadre les rapports entre les parties et emporte des obligations implicites pour les présidents. La Cour d’appel confirme le jugement de première instance et entérine le remède accordé par le premier juge. Elle est toutefois d’avis que c’est à tort que le premier juge a considéré que les devoirs d’honnêteté et de loyauté prévus au Code civil du Québec et à la Loi canadienne sur les sociétés par actions pouvaient être étendus aux actionnaires. La cour conclut que le comportement des présidents satisfait aux trois critères énoncés dans l’arrêt Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 R.C.S. 554, et que ceux‑ci ont manqué à leurs obligations de bonne foi contractuelle et de renseignement envers les actionnaires.»

La Cour suprême du Canada dit que le pourvoi est rejeté.

Le juge Kasirer écrit comme suit (aux paragraphes 35, 81-82, 85, 105-106, 113, 116-117):

« À la lumière des moyens des parties, deux questions principales façonnent le débat devant notre Cour :

  • A.  La non‑divulgation par les appelants de l’intérêt manifesté par IA pour l’acquisition du Groupe Excellence constitue‑t‑elle une violation d’une obligation contractuelle ou légale de renseignement due aux intimées et, donc, une faute civile?
     
  • B.  Si cette faute est établie, les tribunaux inférieurs ont‑ils erré en accordant aux intimées une somme représentant les profits réalisés par les appelants, que ce soit par le mécanisme de la remise des profits ou à titre de dommages‑intérêts pour compenser le gain dont les intimées ont été privées?




A.  La non‑divulgation par les appelants de l’intérêt manifesté par IA constitue‑t‑elle une faute civile?
 

Dans le contexte qui est le nôtre, soit celui d’une relation d’affaires à long terme, la bonne foi contractuelle imposait aux parties, par l’effet de l’art. 1375 C.c.Q., un devoir proactif de renseignement. La divulgation par les appelants de l’intérêt manifesté par IA n’aurait pas équivalu, en l’espèce, à subordonner leurs intérêts à ceux des intimées. En revanche, le fait d’avoir tu cet intérêt constituait un comportement déloyal. Rappelons que nous sommes en présence d’un engagement contractuel où les parties se sont associées en vue de réaliser un objectif commun. C’est ce que les auteurs français Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck qualifient de « contrat-alliance » ou « contrat-coopération », impliquant une certaine union entre les parties dans la poursuite dans le temps d’un but commun (no 276). Ces contrats sont plus aptes à faire une place aux devoirs d’initiative et de collaboration fondés sur la bonne foi que les « contrats-échange », lesquels ne sont pas appelés à durer dans le temps (no 276; voir aussi Grammond, Debruche et Campagnolo, par. 49 et 326).

 Il ne reste maintenant qu’à déterminer l’étendue de ce devoir de renseignement au regard du contexte particulier de la relation d’affaires qui nous occupe. Pour ce faire, je vais me reporter à l’arrêt de principe Bail. Dans cet arrêt, notre Cour a énoncé une théorie générale du devoir de renseignement découlant de l’obligation de bonne foi en matière contractuelle, qui permet de déterminer si une information particulière est visée par ce devoir. Comme le rappelle à bon droit la Cour d’appel, notre Cour a formulé dans Bail les trois critères suivants (aux p. 586-587) : (1) la connaissance réelle ou présumée de l’information par la partie débitrice de l’obligation de renseignement; (2) la nature déterminante de l’information en question; (3) l’impossibilité pour le créancier de l’obligation de se renseigner lui‑même, ou la confiance légitime de ce dernier envers le débiteur de l’obligation.



En somme, à l’instar de la Cour d’appel, je suis d’avis que l’intérêt manifesté par IA pour l’acquisition du Groupe Excellence satisfait, dans le contexte de l’Entente des présidents, à chacun des trois critères énoncés dans l’arrêt Bail (par. 87‑91). Par conséquent, les exigences de la bonne foi dans l’exécution de l’Entente emportaient pour les appelants un devoir d’informer les actionnaires de l’intérêt de IA.

B.  Le fondement du remède et le montant dû aux intimées

En somme, je suis d’avis que la remise des profits sans prise en compte du préjudice ne constitue pas un remède approprié en l’espèce. La sanction demandée vise la réparation d’un tort subi. On ne demande pas simplement la restitution des profits ou encore moins la remise des profits dans une perspective confiscatoire ou punitive, une mesure qui serait alors potentiellement exorbitante du droit commun de la responsabilité civile. Il y a donc lieu, suivant l’argument subsidiaire des intimées, d’évaluer le quantum des dommages‑intérêts qui doivent leur être accordés pour compenser la perte qu’ils disent avoir subie.

Au Québec, le droit de la responsabilité civile repose sur le principe de la réparation intégrale du préjudice subi, souvent exprimé par la locution restitutio in integrum. Suivant ce principe, les dommages‑intérêts visent à compenser une perte subie ou un gain manqué en raison d’une faute. Le quantum de ces dommages-intérêts doit être évalué de façon à placer les intimées dans la situation dans laquelle elles se seraient trouvées n’eût été la faute des appelants (voir les art. 1611 et suiv. C.c.Q.).



Suivant l’application de la présomption qu’a utilement identifiée le juge Rothman, lorsqu’un manquement aux exigences de la bonne foi empêche la partie lésée de faire la preuve du préjudice, il y a lieu de présumer que celui‑ci équivaut au profit réalisé par la partie fautive. Cette présomption est toutefois réfragable, en ce qu’elle peut être renversée par une preuve contraire selon laquelle le quantum des dommages‑intérêts est différent du montant des profits (p. 443‑444, citant Rainbow Industrial Caterers, p. 14‑16).


 

En l’occurrence, les intimées sollicitent la remise des profits comme « équivalent » du « grave préjudice » dont elles se disent victimes, et ce, en raison du manquement des appelants aux exigences de la bonne foi dans l’exécution de l’Entente (requête introductive d’instance, par. 1, 47, 57, 57.1 et 58). Ce préjudice équivaut ici au gain manqué par les intimées, lequel est indemnisable en vertu de l’art. 1611 C.c.Q. En application de la présomption de l’arrêt Baxter, il est possible de présumer que, n’eût été l’omission fautive des appelants, les intimées auraient vendu leurs intérêts à IA au même prix que ceux‑ci. C’est bien la prémisse sur laquelle repose l’analyse des experts des intimées, acceptée par le juge de première instance, comme en font état ses explications sur le calcul de la valeur du gain manqué (voir les par. 598 et 615). Dès lors, ce que les appelants qualifient de « perte de chance » de négocier perd son caractère hypothétique pour ne devenir qu’une simple « perte » pour laquelle les intimées doivent être indemnisées, en l’absence d’une preuve contraire (m.a., par. 119‑129; m.i., par. 117). Il incombait donc aux appelants d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les intimées auraient vendu leurs intérêts à IA à un prix inférieur à celui obtenu par les appelants. Or, ces derniers ne se sont pas acquittés de ce fardeau. En effet, le premier juge a retenu l’hypothèse proposée par la firme d’experts des intimées, selon laquelle « n’eussent été les gestes reprochés aux [appelants], les [intimées] auraient obtenu une contrepartie équivalente à ce qu’IA a payé pour l’acquisition des participations des [appelants] dans le Groupe L’Excellence plutôt que la somme obtenue des [appelants] ». À l’audience devant notre Cour, les appelants n’ont pas démontré que cette conclusion factuelle, qui commande la déférence, était entachée d’une erreur manifeste et déterminante (Housen, par. 10; Grenier c. Grenier, 2011 QCCA 964, par. 45 (CanLII); M.H. c. Axa Assurances inc., 2009 QCCA 2358, [2010] R.R.A. 15, par. 19). Par conséquent, puisque la présomption de l’arrêt Baxter n’a pas été renversée, les dommages-intérêts dus aux intimées équivalent à la différence entre le montant du prix de vente reçu par les appelants lors de leur revente à IA et celui reçu par les intimées lors de leur vente initiale aux appelants.»