La Presse inc. c. Québec, 2022 QCCA 1006, 2023 CSC 22 (40175) (40223)

«S et C ont été accusés de plusieurs infractions criminelles dans des affaires distinctes. Dans les deux affaires, de nombreuses questions ont été décidées avant la constitution du jury, notamment une requête de type Garofoli, une requête en arrêt des procédures pour abus de procédures et une contestation constitutionnelle. Plusieurs organes de presse ont demandé des ordonnances ou des déclarations autorisant la publication de renseignements découlant des audiences tenues sur ces questions. Dans les deux affaires, les juges saisis de ces demandes ont rejeté les requêtes des médias, concluant que l’interdiction de publication automatique prévue au par. 648(1) du Code criminel, laquelle interdit de publier des renseignements concernant les phases d’un procès criminel qui se déroulent en l’absence du jury, s’applique non seulement après la constitution du jury, mais également avant sa constitution.»

La Cour suprême du Canada dit que les pourvois sont rejetés.

Le juge en chef écrit comme suit (aux paragraphes 2-9, 22-24, 57, 77-78):

«La question soumise à la Cour consiste à décider si cette interdiction de publication automatique s’applique avant que le jury ne soit constitué et, dans l’affirmative, de quelle façon elle s’applique, compte tenu du pouvoir que le par. 645(5) du Code criminel confère au juge du procès, depuis 1985, de décider certaines questions avant la constitution du jury :

  • Dans le cas d’un procès par jury, le juge peut, avant que les candidats‑jurés ne soient appelés en vertu des paragraphes 631(3) ou (3.1) et en l’absence de ceux‑ci, décider des questions qui normalement ou nécessairement feraient l’objet d’une décision en l’absence du jury, une fois celui‑ci constitué.

Dans les affaires visées par les présents pourvois, de nombreuses questions ont été décidées avant la constitution du jury. Dans le cas de M. Silva, ces questions comprenaient une requête de type Garofoli ainsi qu’une requête en arrêt des procédures pour abus de procédures. Dans celui de M. Coban, elles comprenaient une contestation constitutionnelle visant une autre disposition d’interdiction de publication, celle‑là prévue au par. 486.4(3) du Code criminel. Certains organes de presse (les appelantes devant notre Cour) ont demandé des ordonnances ou déclarations autorisant la publication de renseignements découlant des audiences tenues sur ces questions. Dans ces deux affaires, les juges ont rejeté les demandes présentées par les médias, concluant que le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury. Les renseignements découlant des audiences ne pouvaient pas être publiés tant que le jury ne se serait pas retiré pour délibérer ou n’aurait pas été libéré.

Notre Cour s’est penchée sur le par. 648(1) dans deux affaires, quoique aucune d’elles n’ait tranché la question d’interprétation que soulèvent les présents pourvois. Dans R. c. Brassington, 2018 CSC 37, [2018] 2 R.C.S. 616, note 1, la juge Abella a fait état des approches divergentes appliquées à l’égard de cette question. Dans R. c. J.J., 2022 CSC 28, par. 283, le juge Brown, dissident en partie, a considéré que le par. 648(1) s’applique avant la sélection du jury aux renseignements qui feraient normalement l’objet de décisions en l’absence du jury, mais son analyse sur ce point était plutôt limitée. Dans les présents pourvois, notre Cour est appelée à trancher cette question d’interprétation à la lumière du texte de la disposition, de son contexte — lequel comprend le principe de la publicité des débats judiciaires et le droit à un procès équitable — et de son objet.

Notre Cour a reconnu que le principe de la publicité des débats judiciaires est fondamental durant l’intégralité des procédures criminelles, c’est‑à‑dire tant « avant le procès » ou avant la constitution du jury que durant le procès comme tel (Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, par. 27, citant Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, p. 183 et 186). J’ouvre ici une parenthèse afin de souligner que les expressions « avant le procès », « préalable au procès » et « antérieur au procès » en français, et « pre‑trial » en anglais, ont dans certains cas été utilisées dans la jurisprudence pour désigner la période qui précède la constitution du jury (voir, p. ex., La Presse inc. c. Silva, 2022 QCCS 881; R. c. Bebawi, 2019 QCCS 594; R. c. Farhan, 2000 CanLII 18876 (C.S. Qc); R. c. Bissonnette, 2021 QCCS 3856, 74 C.R. (7th) 70; R. c. Malik, Bagri and Reyat, 2002 BCSC 80; R. c. Stobbe, 2011 MBQB 293, 277 Man. R. (2d) 65; et R. c. Twitchell, 2010 ABQB 692, 509 A.R. 131). Dans d’autres cas, les juges ont pris soin de qualifier cette période de période « avant la sélection du jury », « préalable à la sélection du jury » ou « avant la constitution du jury » en français, et « pre‑jury‑selection » ou « before the jury is empanelled » en anglais (voir, p. ex., R. c. Emms, 2012 CSC 74, [2012] 3 R.C.S. 810; R. c. Ouellette, [1998] R.J.Q. 2842 (C.S.); R. c. Talon, 2006 QCCS 3031; R. c. Cheung, 2000 ABQB 905, [2001] 3 W.W.R. 713; et Canadian Broadcasting Corp. c. Millard, 2015 ONSC 6583, 338 C.C.C. (3d) 227). Les dernières expressions sont plus précises, mais je vais à l’occasion utiliser les expressions « avant le procès » et « préalable au procès » lorsque je me réfère au raisonnement d’autrui.

Les interdictions de publication comme celle imposée par le par. 648(1) constituent des limites à la publicité des débats judiciaires, limites qui peuvent protéger le droit des accusés à un procès équitable, ainsi que l’intérêt de la société à la tenue de tels procès (voir, p. ex., Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 879). Cependant, notre Cour a reconnu que l’absence d’interdiction de publication peut également favoriser l’équité du procès : par exemple en prévenant le parjure, en « empêch[ant] toute action préjudiciable par l’État ou les tribunaux en assujettissant le processus de justice criminelle à l’examen public », et en encourageant des gens à communiquer de nouveaux renseignements pertinents après qu’ils ont pris connaissance de l’affaire (p. 883).

Il n’existe pas de conflit irréconciliable entre le principe de la publicité des débats judiciaires et l’équité du procès. Ces deux principes servent à inspirer confiance au public dans le système de justice. Le public ne peut comprendre le travail des tribunaux, et ainsi avoir confiance dans le processus judiciaire et l’issue des procédures, que s’il est informé de la « teneur d’une décision judiciaire » et des « motifs de cette décision » (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 65 (en italique dans l’original)). Il va sans dire que les médias jouent un rôle crucial à cet égard (Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, par. 30, citant Khuja c. Times Newspapers Ltd., [2017] UKSC 49, [2019] A.C. 161, par. 16; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1339‑1340). La protection des intérêts liés à la tenue de procès équitables, par exemple le droit à un jury indépendant, impartial et représentatif, est également essentielle à la confiance du public dans l’administration de la justice (R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, par. 12, citant R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509, p. 523‑524; voir aussi R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 55, citant Sherratt, p. 523‑525, et R. c. Church of Scientology (1997), 33 O.R. (3d) 65 (C.A.), p. 118‑120).

Dans le cas qui nous occupe, le Parlement a choisi d’imposer une interdiction de publication temporaire afin d’empêcher que les jurés ne prennent connaissance de renseignements qu’ils n’ont jamais été autorisés à considérer, et de favoriser la tenue de procès efficaces.

Je conclus que le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury aux questions décidées conformément au par. 645(5). Cette conclusion découle d’une interprétation du texte du par. 648(1) considéré dans son contexte global et à la lumière de l’objectif du Parlement. Cette interprétation n’a pas pour effet d’élargir le champ d’application de l’interdiction de publication : seules les questions qui étaient visées par l’interdiction avant l’édiction du par. 645(5) continuent de l’être aujourd’hui. Cette interprétation n’a pas « évolué » ou « changé » d’une manière qui s’écarte de toute signification antérieure du par. 648(1). Le contexte des procès modernes révèle simplement la pleine portée temporelle du par. 648(1).


 

Il est bien établi que, selon la méthode moderne d’interprétation législative, [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87). Il continue cependant d’exister une certaine confusion sur ce que cela signifie en pratique, et ce, malgré l’apparente simplicité de cet influent énoncé du professeur Driedger. Par souci de clarté, je vais réitérer deux principes qui semblent être au cœur de cette confusion.

Premièrement, le sens ordinaire du texte n’est pas déterminant en soi et doit être examiné au regard des autres indicateurs du sens de la loi — le contexte et l’objet de la disposition ainsi que les normes juridiques pertinentes (R. c. Alex, 2017 CSC 37, [2017] 1 R.C.S. 967, par. 31). La clarté apparente de mots considérés isolément ne suffit pas, car ces mots « peuvent, en fait, se révéler ambigus une fois placés dans leur contexte. La possibilité que le contexte révèle une telle ambiguïté latente découle logiquement de la méthode moderne d’interprétation » (Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, par. 10).

 Deuxièmement, une disposition n’est « ambiguë » au sens visé dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, que si ses termes peuvent raisonnablement être interprétés de plus d’une façon après considération adéquate du contexte dans lequel ils figurent et de l’objet de la disposition en question (par. 29‑30). C’est donc dire qu’il existe une ambiguïté « réelle » — nécessitant de recourir à des moyens d’interprétation externes tels que le principe de l’interprétation stricte des lois pénales ou la présomption de conformité à la Charte canadienne des droits et libertés — seulement lorsque des interprétations divergentes d’une même disposition ne peuvent être résolues décisivement au moyen de la méthode contextuelle et téléologique établie par le professeur Driedger (ibid.).



Tout ce qui précède m’amène à conclure que le par. 648(1) a été conçu de manière à protéger le droit à un procès équitable en parant à la partialité des jurés et en veillant à l’efficacité de notre système de procès par jury. Cette interprétation concorde avec la façon dont notre Cour conçoit actuellement l’équité du procès, à savoir qu’il s’agit non seulement de parer à la partialité des jurés en interdisant la publicité des débats « avant le procès », mais également de protéger les autres intérêts fondamentaux de l’accusé. Dans l’arrêt Toronto Star, par. 23, la juge Deschamps a défini de la façon suivante les principaux objectifs qu’avait le Parlement en édictant l’interdiction de publication à l’art. 517 du Code criminel : « . . . (1) préserver le droit à un procès équitable; (2) assurer la tenue rapide des enquêtes sur cautionnement ». Le premier, a‑t‑elle écrit, englobe le second (par. 24). Un point de vue similaire a été adopté dans l’arrêt Jordan, où la Cour a jugé que les délais dans le système de justice criminelle ont une incidence sur les intérêts liés à l’équité du procès. C’est le cas parce que « plus un procès est retardé, plus certains inculpés risquent d’être lésés dans la préparation de leur défense à cause des souvenirs qui s’estompent, de l’indisponibilité de témoins ou encore de la perte ou de la détérioration d’éléments de preuve » (par. 20). Plus récemment, dans R. c. Haevischer, 2023 CSC 11, par. 46, s’inspirant du vocabulaire utilisé dans Jordan, la Cour a présenté l’efficacité et l’équité des procès comme des valeurs « interdépendantes ».


 

La publication de renseignements révélés à l’occasion d’une conférence préparatoire pourrait fort bien être préjudiciable aux intérêts de l’accusé liés à l’équité du procès. La reconnaissance du fait que certaines procédures non visées par l’interdiction de publication automatique prévue au par. 648(1) peuvent être préjudiciables à l’accusé remonte à aussi loin que 1979. Dans R. c. Deol (1979), 20 A.R. 595 (B.R.), au par. 31, le juge a fait remarquer que le par. 648(1) (alors l’art. 576.1) comportait une [traduction] « lacune déplorable » en ce qui concerne les « procédures possiblement préjudiciables tenues entre la fin des audiences préliminaires et le moment où le jury est autorisé à se séparer pour la première fois ». Toutefois, selon l’interprétation donnée plus haut, le par. 648(1) ne va pas jusqu’à s’appliquer automatiquement à tous les aspects d’une conférence préparatoire. Il s’agirait d’une interprétation que le texte ne peut raisonnablement permettre. Il est évidemment loisible aux tribunaux de combler toute lacune concernant les conférences préparatoires en exerçant leur pouvoir d’établir des règles en vertu des art. 482 et 482.1, par exemple, la Cour supérieure du Québec a établi la règle portant que « [la] conférence préparatoire fait l’objet d’une ordonnance de non‑publication » (Règles du Québec, règle 40), et les juges conservent leur pouvoir inhérent d’imposer des interdictions de publication discrétionnaires conformément aux principes établis dans les arrêts DagenaisMentuck et Sherman. Compte tenu de mon interprétation selon laquelle le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury aux questions décidées en vertu du par. 645(5), je suis d’avis de rejeter les deux pourvois.»