Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 FCA 156, 2023 CSC 21 (39855)
«M et D sont tous deux des étrangers se trouvant au Canada. En 2012, M a été inculpé de deux chefs de tentative de meurtre et de deux chefs d’accusation lui reprochant d’avoir déchargé une arme à feu après une dispute avec un homme dans un bar durant laquelle M a tiré des coups de feu. Éventuellement, un arrêt des procédures a été ordonné pour cause de délai. Dans le contexte d’événements distincts, il a été allégué que D a été l’auteur d’actes de violence contre des partenaires intimes et d’autres personnes. Certaines des accusations criminelles découlant de ces incidents ont été suspendues, et il a plaidé coupable à trois accusations et a obtenu une absolution conditionnelle.
À la suite de ces incidents, des rapports d’interdiction de territoire ont été préparés qui alléguaient que tant M que D étaient interdits de territoire au Canada pour « raison de sécurité » en application de l’al. 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (« LIPR »), selon lequel emporte interdiction de territoire pour un résident permanent ou un étranger le fait d’« être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». Les rapports ont été transmis à la Section de l’immigration (« SI ») pour enquête. Il n’était pas allégué que M ou D avaient été les auteurs d’actes de violence liés à la sécurité nationale ou à la sécurité du Canada. Dans la cause de M, la SI a statué que l’expression « raison de sécurité » au par. 34(1) visait des menaces à la sécurité du Canada ou d’un autre pays, et qu’il devait exister un certain lien entre les actes de violence en cause et une menace à la sécurité du Canada. Comme les actes reprochés à M étaient dépourvus de tout élément les rendant plus sérieux de manière à engager la raison de sécurité, l’al. 34(1)e) ne pouvait pas s’appliquer. La Section d’appel de l’immigration (« SAI ») a toutefois fait droit à l’appel du ministre et a jugé que l’interdiction de territoire au titre de l’al. 34(1)e) vise la sécurité dans un sens plus large, en l’occurrence s’assurer que les Canadiens sont à l’abri d’actes de violence susceptibles de mettre leur vie ou leur sécurité en danger. Dans la cause de D, la SI a suivi l’interprétation que la SAI avait donnée de l’al. 34(1)e) dans la cause de M, elle a conclu que D était interdit de territoire et elle a pris une mesure d’expulsion contre lui.
La Cour fédérale a fait droit aux demandes de contrôle judiciaire présentées par M et D, statuant qu’il était déraisonnable d’interpréter l’al. 34(1)e) comme s’appliquant à des actes de violence en l’absence de lien entre ceux-ci et la sécurité nationale. Dans les deux affaires, la Cour fédérale a certifié, en application de l’al. 74d) de la LIPR, la question grave de portée générale suivante en prévision d’un appel à la Cour d’appel fédérale : est‑il raisonnable d’interpréter l’al. 34(1)e) de la LIPR d’une manière qui n’exige pas la preuve d’une conduite liée à la « sécurité nationale » ou à la « sécurité du Canada »? La Cour d’appel fédérale a accueilli les appels du ministre, jugeant que la SAI dans la cause de M et la SI dans la cause de D avaient raisonnablement interprété l’al. 34(1)e) en estimant qu’il n’exigeait pas de lien entre les actes de violence en cause et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada.»
La Cour suprême du Canada dit que les pourvois sont accueillis. Dans l’appel de M, la décision rendue par la SAI est annulée. Dans l’appel de D, la décision rendue par la SI et la mesure d’expulsion sont annulées.
Le juge Jamal écrit comme suit (aux paragraphes 1-11):
«Dans les présents pourvois, la Cour est appelée à appliquer le cadre du contrôle judiciaire élaboré dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, à deux décisions administratives portant sur une question d’interprétation législative dans le contexte de l’immigration.
La disposition législative en cause, l’al. 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (« LIPR »), prévoit qu’emporte interdiction de territoire pour « raison de sécurité » le fait pour un résident permanent ou un étranger « d’être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». Le principal point de désaccord entre les décideurs administratifs et les cours inférieures avait trait à la question de savoir s’il doit exister un lien entre les « acte[s] de violence » visés à l’al. 34(1)e) qui emportent interdiction de territoire pour « raison de sécurité » et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada, ou si l’al. 34(1)e) s’applique plus largement aux actes de violence, même sans ce lien.
Les deux décisions administratives qui font l’objet du contrôle ont considéré que l’al. 34(1)e) n’exigeait pas l’existence d’un lien entre les actes de violence et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada. Dans la première décision administrative, la Section d’appel de l’immigration (« SAI ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (« CISR ») a statué que M. Earl Mason, un étranger, pouvait être interdit de territoire en application de l’al. 34(1)e) si les actes de violence qui lui étaient imputés étaient prouvés. Monsieur Mason aurait tiré des coups de feu et blessé deux personnes après avoir été agressé lors d’une bagarre dans un bar. Les accusations portées contre lui ont été suspendues et il n’a donc été reconnu coupable d’aucune infraction criminelle. Dans la seconde décision administrative, la Section de l’immigration (« SI ») de la CISR a suivi l’interprétation de l’al. 34(1)e) retenue par la SAI dans la cause de M. Mason et elle a interdit de territoire M. Seifeslam Dleiow, un étranger, en application de l’al. 34(1)e), au motif qu’il était l’auteur d’actes de violence contre deux partenaires intimes. Il n’était pas allégué que M. Mason ou M. Dleiow avaient commis des actes de violence liés à la sécurité nationale ou à la sécurité du Canada.
La Cour fédérale a fait droit aux demandes de contrôle judiciaire présentées par MM. Mason et Dleiow. Dans la cause de M. Mason, dans une décision qui a été rendue avant l’arrêt Vavilov de notre Cour, la Cour fédérale a estimé qu’il était déraisonnable d’interpréter l’al. 34(1)e) comme s’appliquant à des actes de violence sans lien avec la sécurité nationale. La Cour fédérale a repris le même raisonnement dans la cause de M. Dleiow. Par conséquent, ni M. Mason ni M. Dleiow n’ont été interdits de territoire. Dans les deux affaires, la Cour fédérale a également certifié des questions graves de portée générale, permettant ainsi à la Cour d’appel fédérale de déterminer si l’on pouvait raisonnablement interpréter l’al. 34(1)e) comme n’exigeant pas la preuve d’un acte ayant un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada.
La Cour d’appel fédérale a accueilli les deux appels. Dans des motifs portant sur les deux affaires — et publiés après l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Vavilov —, la Cour d’appel a jugé que la SAI et la SI avaient raisonnablement interprété l’al. 34(1)e) de la LIPR en estimant qu’il n’exigeait pas de lien entre les actes de violence en cause et la sécurité nationale ou la sécurité du Canada.
Messieurs Mason et Dleiow se pourvoient maintenant devant notre Cour. En l’espèce, deux questions se posent. Tout d’abord, quelle norme de contrôle les cours de révision auraient‑elles dû appliquer lorsqu’elles ont examiné la décision rendue par la SAI dans la cause de M. Mason et par la SI dans celle de M. Dleiow? Ensuite, comment cette norme de contrôle aurait‑elle dû être appliquée aux circonstances en l’espèce?
Dans l’arrêt Vavilov, notre Cour a révisé le cadre d’analyse permettant de déterminer la norme de contrôle applicable. La Cour a institué une présomption selon laquelle la norme de contrôle sur le fond des décisions administratives est celle de la décision raisonnable, sous réserve de quelques exceptions fondées sur l’intention du législateur ou lorsque la primauté du droit l’exige (par. 10 et 17). Le cadre d’analyse révisé vise à préserver le principe de la primauté du droit tout en respectant la volonté du législateur de confier certaines décisions à des décideurs administratifs plutôt qu’aux tribunaux judiciaires (par. 2 et 14). Il a aussi pour objectif d’assurer la simplicité, la cohérence et la prévisibilité du droit en matière de normes de contrôle et à éliminer l’exercice compliqué consistant à déterminer la norme de contrôle en fonction de facteurs contextuels, comme l’exigeait la jurisprudence de notre Cour depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Vavilov, par. 7 et 10).
Dans l’arrêt Vavilov, notre Cour a également expliqué comment un tribunal doit procéder à un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable. Elle a souligné que ce type de contrôle et le contrôle selon la norme de la décision correcte étaient distincts sur le plan méthodologique (par. 12). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour point de départ la retenue judiciaire et doit être centré sur « la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle [la cour de révision] serait parvenue à la place du décideur administratif » (par. 15 et 24). Lorsque ce dernier est tenu de motiver sa décision, le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable exige une évaluation « sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse » des motifs énoncés par le décideur (par. 12). La cour de révision doit « s’intéresse[r] avant tout aux motifs de la décision » du décideur administratif afin d’évaluer la justification de sa décision (par. 84). Est raisonnable la décision administrative qui est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [qui] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (par. 85). Notre Cour a également insisté sur « la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (par. 2).
Appliquant le cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Vavilov aux présents pourvois, je conclus que la norme de contrôle applicable aux décisions administratives en cause est celle de la décision raisonnable. Aucune exception reconnue à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique, et aucune nouvelle exception ne devrait être créée au motif que les pourvois portent sur des questions graves de portée générale certifiées aux fins d’appel à la Cour d’appel fédérale au titre de l’al. 74d) de la LIPR. Le régime des questions certifiées est un mécanisme prévu par la loi suivant lequel la Cour fédérale peut pourvoir à un appel à l’égard d’une décision rendue en contrôle judiciaire dans certaines circonstances.
Les deux décisions administratives étaient déraisonnables. En particulier, dans la cause de M. Mason, la SAI, dont l’interprétation de l’al. 34(1)e) a été adoptée dans la cause de M. Dleiow, a négligé trois importantes contraintes juridiques auxquelles elle était assujettie. Premièrement, elle n’a pas tenu compte de certains éléments essentiels du contexte législatif que M. Mason avait soulevés devant elle dans ses observations. Deuxièmement, la SAI n’a pas tenu compte des conséquences potentiellement importantes de son interprétation, une question que M. Mason avait également soulevée dans ses observations. Ces omissions impliquaient, sur le plan de la « justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées », de graves lacunes de nature à amener une cour de révision à perdre confiance dans la décision de la SAI. Troisièmement, la SAI n’a pas interprété et appliqué l’al. 34(1)e) conformément aux instruments internationaux portant sur les droits de la personne dont le Canada est signataire — plus précisément, l’obligation de non‑refoulement énoncée au par. 33(1) de la Convention relative au Statut des Réfugiés, R.T. Can. 1969 no 6, de 1951 (« Convention relative aux réfugiés ») — contrairement à la directive expresse de l’al. 3(3)f) de la LIPR qui l’oblige à le faire. L’omission de la SAI de tenir compte de ces trois contraintes juridiques a fait en sorte que la décision qu’elle a rendue était déraisonnable. Dans les présents pourvois, les contraintes juridiques applicables mènent irrésistiblement à une seule interprétation raisonnable de l’al. 34(1)e) : une personne ne peut être interdite de territoire en application de l’al. 34(1)e) que si elle est l’auteur d’actes de violence qui ont un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada.»