Deans Knight Income Corp. c. Canada, 2021 FCA 1602023 CSC 16 (39869)

«L’alinéa 111(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu autorise les contribuables à effectuer un report prospectif ou rétrospectif de pertes autres qu’en capital au cours d’années d’imposition suivantes ou précédentes afin de réduire les revenus imposables de ces années‑là. Toutefois, le par. 111(5) prévoit des restrictions au report de pertes par une société en cas d’acquisition du contrôle de la société par une personne ou un groupe de personnes, à moins que la société poursuive une entreprise similaire ou identique à celle qui a entraîné les pertes. Avant les opérations en cause, Deans Knight Income Corporation (« Deans Knight »), agissant à cette époque sous le nom Forbes Medi‑Tech Inc. (« Forbes »), avait accumulé environ 90 M$ en pertes autres qu’en capital, en dépenses pour la recherche scientifique et le développement et en crédits d’impôt à l’investissement inutilisés, mais compte tenu de ses difficultés financières, elle ne disposait pas de revenus qui pouvaient être réduits par ses pertes antérieures. Elle a conclu une convention d’investissement avec la société de capital de risque Matco, et un arrangement complexe a été conçu pour profiter de la déduction pour report des pertes prévue à l’al. 111(1)a) sans déclencher l’application de la restriction prévue au par. 111(5). Premièrement, les actifs et les passifs de Forbes ont été transférés à une nouvelle société mère, Newco. Deuxièmement, aux termes de la convention d’investissement, Matco a acheté une débenture convertible en un certain nombre d’actions votantes et en la totalité des actions non votantes que Newco détenait dans Forbes. Bien que Newco ne fût pas tenue de vendre ses actions à Matco, elle avait reçu la promesse qu’elle recevrait au moins un montant garanti si elle vendait les actions ou si aucune occasion d’affaires ne se présentait. Troisièmement, Matco devait trouver une nouvelle entreprise pour Forbes, laquelle servirait à lever des fonds au moyen d’un premier appel public à l’épargne (« PAPE »). Les profits de cette entreprise seraient à l’abri de l’impôt grâce aux attributs fiscaux dont Forbes ne pouvait se servir au départ. Sauf dans le contexte de la mise en œuvre de la convention d’investissement, Newco et Forbes ne pouvaient pas s’adonner à diverses activités sans le consentement de Matco. Les opérations prévues par l’arrangement se sont déroulées comme prévu. Matco a trouvé une société de gestion de fonds communs de placement, Deans Knight Capital Management, qui a accepté d’utiliser Forbes pour un PAPE grâce auquel elle lèverait des fonds pour investir dans des instruments de créance à haut rendement. Le nom de Forbes a été changé pour Deans Knight. Le PAPE et l’entreprise d’investissement ont eu du succès. Par conséquent, pour les années d’imposition 2009 à 2012, Deans Knight a déduit la plupart de ses pertes autres qu’en capital pour réduire ses obligations fiscales.

Le ministre a établi une nouvelle cotisation pour Deans Knight et a refusé les déductions. Deans Knight a contesté la nouvelle cotisation et interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt. En plus d’autres arguments, le ministre a fait valoir que la règle générale anti‑évitement à l’art. 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu (« RGAÉ ») s’appliquait pour refuser les déductions parce que les opérations constituaient des mesures d’évitement fiscal abusif. La Cour canadienne de l’impôt a reconnu que les opérations constituaient des opérations d’évitement fiscal qui ont entraîné un avantage fiscal, mais a conclu qu’elles n’étaient pas abusives. En appel, la Cour d’appel fédérale a statué que les opérations étaient abusives et que la RGAÉ s’appliquait pour justifier le refus des avantages fiscaux. Elle a annulé le jugement de la Cour canadienne de l’impôt et a rejeté l’appel de Deans Knight à l’égard des nouvelles cotisations. »       




La Cour suprême du Canada dit que l’appel est rejeté.

Le juge Rowe écrit comme suit (aux paragraphes 4-6, 58-60, 69, 71-73, 112, 115-116, 140):

«Devant la Cour, les parties conviennent que l’appelante a respecté le libellé de la Loi. Autrement dit, les parties sont toutes d’avis qu’il n’y a pas eu d’« acquisition de contrôle » et que, par conséquent, la restriction au report des pertes prévue au par. 111(5) ne s’applique pas. La principale question en litige dans le présent pourvoi est donc celle de savoir si l’art. 245 de la Loi — c’est-à-dire la règle générale anti‑évitement ou la RGAÉ — s’applique pour refuser les déductions. La RGAÉ sert à supprimer des avantages fiscaux découlant d’une opération conforme à une interprétation littérale des dispositions de la Loi, mais qui constitue néanmoins une mesure d’évitement fiscal abusif. Elle s’applique à une opération en présence des trois éléments prévus à l’art. 245 : (1) un « avantage fiscal »; (2) une opération qui constitue une opération « d’évitement », en ce sens qu’elle n’est pas effectuée principalement pour un objet véritable — l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable; et (3) une opération d’évitement qui procure l’avantage fiscal et qui constitue un « abus » dans l’application des dispositions de la Loi (ou de lois connexes).

La Cour canadienne de l’impôt a jugé que les opérations constituaient des opérations d’évitement fiscal qui ont entraîné un avantage fiscal, mais elle a conclu qu’elles n’étaient pas abusives. En appel, la Cour d’appel fédérale a statué que les opérations étaient abusives, de telle sorte que la RGAÉ s’appliquait pour justifier le refus des avantages fiscaux. Je note que les parties et les tribunaux d’instances inférieures ont concentré leur analyse sur les déductions pour pertes autres qu’en capital puisque les dispositions sur la RS & DE et sur les CII fonctionnent de façon semblable. Comme en Cour d’appel fédérale, la seule question dont la Cour est saisie est celle de savoir si la série d’opérations effectuées par l’appelante a donné lieu à un évitement fiscal abusif.

…Les opérations étaient abusives. Le paragraphe 111(5) de la Loi a pour esprit et objet d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Or, en procédant à une série complexe d’opérations, l’appelante a subi une transformation fondamentale qui a accompli ce que le Parlement cherchait à éviter, tout en contournant tout juste le libellé du par. 111(5). Le résultat des opérations a donc contrecarré la raison d’être de la disposition. Comme la RGAÉ s’applique pour refuser les avantages fiscaux découlant de ces opérations, la nouvelle cotisation du ministre doit être rétablie.


 

Pour déterminer si une opération est abusive, le tribunal doit cerner l’objet et l’esprit des dispositions dont il y aurait abus, eu égard aux dispositions elles-mêmes, à l’économie de la Loi et aux moyens extrinsèques admissibles (Trustco, par. 55). L’objet et l’esprit des dispositions a été qualifié de [traduction] « raison d’être qui sous‑tend des dispositions particulières ou interdépendantes de la Loi » (Copthorne, par. 69, citant V. Krishna, The Fundamentals of Income Tax Law (2009), p. 818).

À ce stade, il est crucial de distinguer la raison d’être d’une disposition des moyens qui ont été choisis pour y donner effet. Le processus de rédaction consiste à traduire les objectifs du gouvernement sous forme législative afin de créer des règles intelligibles et juridiquement efficaces (voir, p. ex., Canada, Bureau du Conseil privé, Lois et règlements : l’essentiel (2e éd. 2001), p. 127‑135). Les moyens choisis par les légistes et adoptés par le Parlement sont des indices pertinents dans le cadre de l’analyse du texte, du contexte et de l’objet, puisqu’ils peuvent donner un éclairage sur la raison d’être qui sous‑tend la disposition. Cela étant dit, les moyens n’expliquent pas nécessairement de manière exhaustive pourquoi la disposition a été adoptée (Canada c. Oxford Properties Group Inc., 2018 CAF 30, [2018] 4 R.C.F. 3, par. 101). Ce constat ne signifie pas que le Parlement est incapable d’exprimer ses objectifs sous forme de dispositions législatives efficaces — bien au contraire : lorsqu’il conçoit des critères juridiques, le Parlement cherche à établir une norme générale qui soit la plus fidèle à ses objectifs, à partir des choix qui s’offrent à lui et qui sont réalisables. Toutefois, même l’application de la disposition rédigée le plus minutieusement possible est susceptible d’abus, ce qui explique l’existence de la RGAÉ qui sert à en protéger la raison d’être sous‑jacente.

L’objet et l’esprit d’une disposition doit être formulé comme une description de sa raison d’être (Copthorne, par. 69). Lorsqu’il formule l’objet et l’esprit d’une disposition, le tribunal ne répète pas le critère qui y est applicable et ne crée pas non plus un nouveau critère secondaire qui s’appliquera aux opérations d’évitement. Cerner l’objet et l’esprit d’une disposition n’équivaut pas à la récrire; le tribunal ne fait que prendre un pas de recul pour formuler une brève description de la raison d’être qui sous‑tend la disposition, à la lumière de laquelle il faut examiner une opération qui y est autrement conforme (Trustco, par. 57; Copthorne, par. 69).



À l’étape de l’abus, les opérations d’évitement seront jugées abusives lorsque leur résultat « a) [. . .] donne lieu à un résultat que les dispositions invoquées visent à empêcher, b) [. . .] va à l’encontre de la raison d’être de ces dispositions ou c) [. . .] contourne l’application de certaines dispositions de manière à contrecarrer leur objet ou leur esprit » (Lipson, par. 40, citant Trustco, par. 45). Ces considérations ne jouent pas indépendamment les unes des autres, et elles se chevauchent fréquemment (Copthorne, par. 72). En définitive, l’analyse reste strictement axée sur le caractère abusif. Le tribunal doit aller au‑delà de la forme juridique qu’ont prise les opérations et leur respect technique des dispositions; il doit comparer leur résultat à la raison d’être sous‑jacente de la disposition et déterminer si cette raison d’être est contrecarrée. Pour tirer une telle conclusion, l’opération « doit être manifestement abusive » (Trustco, par. 62 et 66; Copthorne, par. 68; Alta Energy, par. 33).


 

Il importe de souligner que rien n’empêche d’appliquer la RGAÉ lorsque la Loi prévoit des conditions précises auxquelles il faut satisfaire pour atteindre un résultat en particulier, comme dans le cas d’une règle anti‑évitement spécifique. Je suis donc en désaccord avec l’argument de l’appelante voulant que, lorsque le Parlement formule une disposition avec précision — comme en l’espèce où le report de pertes est interdit dans des circonstances spécifiques —, la RGAÉ n’est pas censée entrer en jeu. Bien entendu, la RGAÉ ne s’applique pas dans toutes les circonstances — l’analyse est, par sa nature même, spécifique à chaque cas. D’ailleurs, la formulation d’une disposition importe dans le cadre de l’analyse du texte, du contexte et de l’objet, puisqu’elle peut donner un éclairage sur la conduite qu’a voulu viser le Parlement et sur la façon dont il s’y est pris pour le faire. Cela dit, la proposition selon laquelle la RGAÉ peut n’avoir presque aucun rôle lorsque le Parlement a adopté une règle anti‑évitement spécifique revient à interpréter sans justification l’art. 245 comme s’il comporte une restriction. Cette prétention ne tient pas compte du fait que la RGAÉ a été adoptée en partie parce que les règles anti‑évitement spécifiques étaient contournées au moyen de mesures de planification fiscale abusives, ni du fait qu’il s’agit d’un des types de règles qui mènent le plus souvent à une conclusion d’abus selon les décisions relatives à la RGAÉ (J. Li, « The Misuse or Abuse Exception : The Role of Economic Substance », dans Arnold, The General Anti‑Avoidance Rule, 295, p. 299, note 25, et p. 316).

De plus, la position de l’appelante est contraire à la jurisprudence de la Cour. Comme les juges majoritaires l’ont reconnu dans Alta Energy, « [u]n mécanisme qui “contourne l’application de certaines dispositions, comme des règles anti‑évitement particulières, d’une manière contraire à l’objet ou à l’esprit de ces dispositions” peut également donner lieu à un évitement fiscal abusif » (par. 32 (je souligne), citant Trustco, par. 45). En outre, dans Copthorne, la Cour a essentiellement rejeté l’argument voulant que, lorsque le Parlement a rédigé des dispositions détaillées, le contribuable qui s’y est techniquement conformé ne peut en contrecarrer la raison d’être (par. 108‑111). En termes simples, les dispositions spécifiques rédigées minutieusement sont, elles aussi, susceptibles d’abus. Comme à l’égard de toute autre disposition, la RGAÉ garantit que la raison d’être de telles dispositions n’est pas contrecarrée par des stratégies fiscales abusives.

En somme, à la troisième étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ :

  • L’objet et l’esprit de la disposition est une description de la raison d’être sous‑jacente de la disposition. Les moyens prévus dans la loi (le comment) n’expliquent pas toujours entièrement ce qu’est cette raison d’être (le pourquoi).
     
  • Le texte, le contexte et l’objet d’une disposition donnent des indices de ce qu’est sa raison d’être. Le texte peut permettre de mieux comprendre ce que la disposition visait à encourager ou à prévenir eu égard à ce qu’il permet ou interdit expressément, aux termes choisis pour la rédiger, à sa structure et à sa nature. De même, le contexte peut servir à cerner la fonction de la disposition au sein d’un régime cohérent. Enfin, son objet peut aider à discerner les résultats que le Parlement cherchait à atteindre ou à prévenir.
     
  • Une fois que l’objet et l’esprit de la disposition a été établi, l’analyse du caractère abusif va au‑delà de la forme juridique des opérations ou de leur respect technique de la disposition pour examiner si le résultat obtenu en contrecarre la raison d’être.



En résumé, l’historique législatif du par. 111(5) démontre que l’intention du Parlement était de contrer un méfait particulier. Si les moyens qu’il a choisis pour répondre à ces préoccupations ont évolué au fil du temps, la raison d’être de la restriction au report de pertes dans la Loi est demeurée la même.


 

En toute déférence, tant les tribunaux d’instances inférieures que l’appelante ont formulé l’objet et l’esprit comme un critère juridique, plutôt que comme l’expression de la raison d’être de la disposition. Cela a eu pour effet de fausser leur analyse fondée sur la RGAÉ. Le contrôle de jure, le contrôle « effectif » et le contrôle « réel » n’indiquent ni pourquoi le Parlement se souciait de l’acquisition du contrôle ni le méfait auquel il voulait s’attaquer (Oxford Properties Group, par. 101). Que l’on définisse l’objet et l’esprit du par. 111(5) en fonction du critère choisi par le Parlement ou en substituant à son choix un autre critère, cela reviendrait, en l’espèce, à accorder la priorité aux moyens (le comment) plutôt qu’à la raison d’être (le pourquoi). Au paragraphe 111(5), le Parlement a clairement opté pour un critère de contrôle : le contrôle de jure. Celui‑ci était un marqueur raisonnable des situations où l’identité d’une société a changé. Il s’agit donc avant tout d’un moyen de donner effet à l’objectif du Parlement, plutôt que d’une expression exhaustive de l’objectif lui‑même. Comme pour toute disposition, le Parlement a dû choisir un critère général pour le par. 111(5) parmi les choix disponibles : il avait de bonnes raisons de choisir le critère du contrôle de jure plutôt que le critère large du contrôle de facto, qui aurait englobé une variété de conduites n’ayant rien à voir avec ses objectifs. Il convient de rappeler que le critère à employer pour la simple application du par. 111(5) n’est pas en litige. Par contre, le choix du contrôle de jure n’explique pas, en soi, ce qui préoccupait le Parlement, comme le démontre amplement une analyse minutieuse de la preuve intrinsèque et extrinsèque. Avec égards, les motifs de ma collègue confondent les moyens énoncés dans le texte d’une disposition (en l’espèce, le contrôle de jure) avec la raison d’être sous‑jacente de la disposition. Or, cette approche aurait des incidences sur une variété de dispositions qui font appel à un critère relatif au contrôle, de telle sorte que, dans les faits, la RGAÉ ne s’appliquerait pas.



…le résultat atteint par les opérations a clairement contrecarré la raison d’être du par. 111(5) et constituait donc un abus. Le paragraphe 111(5) a pour objet et esprit d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Les opérations ont atteint le résultat même que le par. 111(5) tente de prévenir. Sans déclencher une « acquisition de contrôle », Matco a obtenu le pouvoir d’un actionnaire majoritaire et transformé les actifs, les passifs, l’identité des actionnaires ainsi que l’entreprise de l’appelante. Cela a rompu la continuité du traitement fiscal qui est au cœur de l’objet et l’esprit du par. 111(5).»