R. c. Sharma, 2020 ONCA 478, 2022 CSC 39 (39346)
«En 2015, S, une femme d’ascendance ojibwée faisant partie de la Première Nation de Saugeen, est arrivée à Toronto à bord d’un vol international. On a découvert 1,97 kilogramme de cocaïne dans sa valise. Elle a avoué que son partenaire avait promis de lui payer 20 000 $ pour qu’elle apporte la valise au Canada, et elle a plaidé coupable à l’accusation d’avoir importé une substance inscrite à l’ann. I en violation du par. 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. À l’époque, S avait 20 ans, n’avait aucun casier judiciaire, avait deux mois de retard sur son loyer et risquait d’être expulsée. S était devenue mère célibataire à 17 ans et avait peu de soutien, et la perspective de se retrouver dans la rue avec son enfant l’avait incitée à accepter d’importer la drogue. En outre, un rapport présentenciel (Gladue) indiquait que la grand‑mère de S était une survivante des pensionnats, que la mère de S avait séjourné en foyer d’accueil, que S avait été agressée sexuellement et qu’elle avait abandonné ses études en raison de difficultés financières.
S a réclamé une peine d’emprisonnement avec sursis. L’emprisonnement avec sursis est un type d’incarcération prévu à l’art. 742.1 du Code criminel qui permet aux délinquants répondant aux critères prévus par la loi de purger leur peine sous une stricte surveillance dans leur collectivité, plutôt qu’en prison. En 2012, le Parlement a modifié le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement pour rendre l’emprisonnement avec sursis inaccessible pour certaines infractions graves. Trois conditions préalables doivent être remplies avant qu’un emprisonnement avec sursis puisse être octroyé : le délinquant ne doit pas avoir été reconnu coupable d’une des infractions énumérées aux al. 742.1b) à f) du Code criminel; le tribunal aurait autrement infligé une peine d’emprisonnement de moins de deux ans; et le fait pour le délinquant de purger sa peine au sein de la collectivité ne mettrait pas en danger la sécurité de celle‑ci. Lorsque ces conditions préalables sont réunies, le tribunal doit se demander si l’octroi du sursis à l’emprisonnement constitue une sanction appropriée, compte tenu de l’objectif essentiel et des principes de détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2. En particulier, l’al. 718.2e) prévoit « l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité ».
Les modifications apportées en 2012 au Code criminel empêchaient S de bénéficier d’un emprisonnement avec sursis. En particulier, l’al. 742.1c) empêchait le tribunal d’octroyer un sursis à l’emprisonnement lorsque l’infraction, comme celle à laquelle S a plaidé coupable, est passible d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou d’emprisonnement à perpétuité. S a contesté, sur le fondement de la Charte, l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii), selon lequel le sursis ne peut être octroyé dans le cas des infractions poursuivies par mise en accusation et passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de dix ans qui mettent en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues. Le juge chargé de la détermination de la peine a estimé qu’il n’était pas possible d’octroyer à S le sursis à l’emprisonnement, a rejeté sa contestation fondée sur les art. 7 et 15 de la Charte, et lui a infligé une peine d’emprisonnement de 18 mois. La Cour d’appel a conclu à la majorité que l’al. 742.1c) et le sous‑al. 742.1e)(ii) avaient une portée excessive au regard de l’art. 7, et qu’ils étaient discriminatoires à l’égard des délinquants autochtones comme S au sens du par. 15(1). Elle a invalidé les dispositions et a condamné S à la peine qu’elle avait déjà purgée.»
La Cour suprême du Canada dit que le pourvoi est accueilli et la peine infligée en première instance est rétablie.
Les juges Brown et Rowe écrivent comme suit (aux paragraphes 3-4, 76-77, 79-81, 108):
«…Les dispositions contestées ne limitent pas les droits garantis à Mme Sharma par le par. 15(1). Bien que la crise relative à l’incarcération des Autochtones soit indéniable, Mme Sharma n’a pas, comme elle était tenue de le faire à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), démontré que les dispositions contestées créaient un effet disproportionné sur les délinquants autochtones par rapport aux délinquants non autochtones ou qu’elles contribuaient à un tel effet.
Les dispositions contestées ne limitent pas non plus les droits garantis à Mme Sharma par l’art. 7. Elles visent à renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves. Et c’est bel et bien ce qu’elles font. Les peines maximales sont un indicateur raisonnable de la gravité de l’infraction, et, par conséquent, les dispositions en question ne privent pas les individus de leur liberté dans des circonstances qui n’ont aucun lien avec l’objectif visé.
…
En somme, la Cour d’appel a commis une erreur en supprimant le fardeau de la preuve de Mme Sharma à la première étape. Cela est incompatible avec la conclusion du juge chargé de la détermination de la peine selon laquelle Mme Sharma n’avait pas su établir l’existence d’une distinction fondée sur un motif protégé (par. 257). La Cour d’appel a substitué à tort sa propre opinion à ce sujet. En l’espèce, bien que Mme Sharma n’ait pas été tenue de présenter un type de preuve spécifique, elle devait démontrer que les dispositions contestées avaient eu un effet disproportionné ou y avaient contribué. Madame Sharma aurait pu, par exemple, présenter une preuve d’expert ou des données statistiques montrant qu’après l’entrée en vigueur de la LSRC, l’emprisonnement des Autochtones avait connu une hausse disproportionnée par rapport à l’incarcération des délinquants non autochtones dans le cas des infractions précises visées par les dispositions contestées. Une telle preuve pourrait démontrer que le retrait des peines d’emprisonnement avec sursis a eu un effet disproportionné sur les délinquants autochtones ou y a contribué.
En infirmant la peine, la Cour d’appel s’est non seulement écartée du rôle qui lui revient, mais elle a mal appliqué la jurisprudence de notre Cour. À la lumière des conclusions du juge chargé de la détermination de la peine, l’argument que Mme Sharma a avancé devant notre Cour ⸺ à savoir que les dispositions contestées ont « nécessairement des effets différents sur les délinquants autochtones » ⸺ ne peut être retenu.
…
Il est incontestable que le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte de la situation particulière des délinquants autochtones, car c’est ce que le Parlement a prescrit à l’al. 718.2e). La façon de le faire peut prendre diverses formes, et le Code criminel accorde aux juges un large pouvoir discrétionnaire pour arrêter une peine proportionnée, compte tenu du degré de responsabilité du délinquant, de la gravité de l’infraction et des circonstances particulières de chaque cas (R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 58). Par exemple, le juge chargé de la détermination de la peine peut envisager d’autres solutions non privatives de liberté telles le sursis au prononcé de la peine et la probation. Il peut également réduire la peine en dessous de la fourchette habituelle.
Certes, le sursis au prononcé de la peine est « principalement une mesure de réinsertion sociale », alors que le sursis à l’emprisonnement « vise à la fois des objectifs punitifs et des objectifs de réinsertion sociale » (Proulx, par. 23). Le sursis au prononcé de la peine n’est pas sans rapport avec l’application de l’al. 718.2e). L’arrêt Proulx n’interdit pas aux juges de surseoir au prononcé d’une peine d’emprisonnement « pour en arriver à une peine véritablement adaptée et appropriée dans un cas donné » (Gladue, par. 33). Lorsqu’il n’est pas possible de recourir à l’emprisonnement avec sursis, le juge peut donner effet à l’al. 718.2e) en envisageant dans un esprit d’ouverture et de souplesse la possibilité de surseoir au prononcé de la peine. En tout état de cause, comme nous l’avons déjà signalé, il est évident qu’on a donné effet à l’al. 718.2e) en l’espèce. Le juge a condamné Mme Sharma à une peine d’emprisonnement de 18 mois, en tenant compte de son vécu en tant qu’Autochtone, conformément au cadre d’analyse de l’arrêt Gladue, et cette peine était bien inférieure à la fourchette établie pour des infractions similaires (motifs de détermination de la peine, par. 80). En guise de rappel, l’al. 718.2e) ne garantit pas que les délinquants autochtones sont à l’abri de peines d’emprisonnement.
…
Enfin, dans la mesure où la Cour d’appel a estimé que la situation de Mme Sharma illustrait bien la portée excessive des dispositions, elle a aussi confondu l’analyse de la gravité de l’infraction et celle de la situation du délinquant et des particularités du crime. À cet égard, nous souscrivons aux propos tenus par le juge chargé de la détermination de la peine : [traduction] « [Mme Sharma] a commis une infraction grave en important de la cocaïne, une réalité à laquelle sa culpabilité personnelle ou l’existence de circonstances atténuantes ne changent rien » (par. 141 (nous soulignons)). La Cour d’appel de la Saskatchewan a fait valoir un point semblable dans l’arrêt R. c. Neary, 2017 SKCA 29, [2017] 7 W.W.R. 730 : [traduction] « La gravité des infractions n’est pas atténuée par la situation personnelle de l’accusé » (par. 39). Nous acceptons sans réserve que les circonstances qui ont amené Mme Sharma à importer des drogues sont tragiques et que, de ce fait, sa culpabilité morale s’en trouve atténuée (ce qui s’est traduit par une peine de 18 mois plutôt que par la peine de 6 ans d’emprisonnement réclamée au départ par la Couronne). Cependant, ces faits ne rendent pas moins grave l’importation d’une substance inscrite à l’ann. I, surtout compte tenu de la quantité qu’elle transportait.»