R. c. Lafrance, 2020 QCCA 1720, 2022 CSC 32 (39570)

« La police soupçonnait L d’être impliqué dans le décès d’un individu. Deux jours après le décès, une équipe de policiers armés est entrée dans la maison de L afin d’exécuter un mandat de perquisition. L était un Autochtone âgé de 19 ans récemment diplômé du secondaire, qui avait très peu eu affaire à la police et avait une stature beaucoup plus petite que celle des policiers. Les policiers l’ont réveillé et lui ont donné l’ordre de s’habiller et de quitter les lieux. Il a été mené à un policier qui lui a demandé de s’identifier et de se rendre au poste de police afin de faire une déclaration relativement au meurtre présumé. La police l’a conduit au poste de police, l’a emmené dans un environnement sécurisé et a eu un entretien avec lui pendant plus de trois heures. Environ trois semaines plus tard, les policiers ont arrêté L pour meurtre. Ce jour‑là, après lui avoir permis d’appeler l’aide juridique, ils ont eu un entretien avec lui. Plusieurs heures après le début de l’entretien, L a demandé à téléphoner à son père, parce que ce serait sa seule chance d’engager un avocat et parce que l’avocat de l’aide juridique lui avait dit d’engager un avocat avant de continuer à parler. Les policiers ont refusé d’accéder à sa demande et ont insisté pour obtenir des réponses. L a fini par avouer qu’il avait tué la victime. Au procès, L a tenté de faire exclure son aveu en plaidant que les policiers l’avaient détenu le jour de l’exécution du mandat et violé son droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’al. 10b) de la Charte le jour de l’exécution du mandat et le jour de son arrestation. Le juge du procès a admis la preuve, concluant que L n’avait pas été détenu le jour de l’exécution du mandat, et que les policiers n’étaient pas tenus de lui donner une seconde occasion de téléphoner à un avocat le jour de l’arrestation. L a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré par un jury. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli son appel, écarté la preuve en application du par. 24(2) de la Charte et ordonné la tenue d’un nouveau procès.»

La Cour suprême du Canada dit que le pourvoi est rejeté.

Le juge Brown écrit comme suit (aux paragraphes 1, 19, 21, 22, 63, 64, 79, 88, 90, 101, 102):

«Le présent pourvoi invite la Cour à confirmer et à appliquer les conclusions qu’elle a tirées dans les arrêts R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, et R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, respectivement, sur deux points : (1) évaluer si une personne a été détenue par la police; et (2) appliquer le cadre d’analyse de l’arrêt R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, [2010] 2 R.C.S. 310, selon l’approche téléologique et généreuse requise par sa jurisprudence.



Le présent pourvoi soulève trois questions :

1.            Les policiers ont‑ils détenu M. Lafrance et violé son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) le 19 mars 2015?
2.            Les policiers ont‑ils violé le droit de M. Lafrance à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) en refusant de lui permettre d’avoir une autre consultation avec un avocat le 7 avril 2015?
3.            Si la réponse à l’une ou l’autre des questions précédentes, ou aux deux, est affirmative, l’utilisation des éléments de preuve ainsi obtenus est‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, de sorte qu’ils doivent être écartés en application du par. 24(2)?



A.           Le 19 mars 2015

La détention s’entend de « la suspension de l’intérêt d’une personne en matière de liberté par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable de la part de l’État » (R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, par. 21; Le, par. 27). Dans le feu de l’action, il n’est pas toujours facile pour des citoyens ordinaires, qui sont peut‑être mal informés de leurs droits ou de l’étendue des pouvoirs des policiers, de savoir s’ils ont le choix d’obtempérer ou non à une demande des policiers. Une personne peut percevoir « une simple interaction de routine avec les policiers comme [l’]obligeant à obtempérer à toute demande » (Le, par. 26, se référant à S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (2e éd. 2018), p. 83). Pour cette raison, la Cour a reconnu qu’« il y a détention [. . .] même en l’absence d’une contrainte physique exercée par l’État, lorsqu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée d’obtempérer [. . .] et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir » (Le, par. 26 (je souligne)). Cela étant dit, ce n’est pas toute interaction entre l’État et les citoyens qui constitue une détention (Suberu, par. 3; Le, par. 27); il n’y a pas détention, et donc les droits garantis par l’al. 10b) ne sont pas violés, lorsqu’une personne coopère volontairement avec les policiers, par exemple en acceptant librement de faire une déclaration.

En l’espèce, M. Lafrance affirme que son choix de coopérer avec les policiers le 19 mars a été, en substance, imposé au moyen de contraintes psychologiques. Une détention psychologique existe lorsqu’une personne est légalement tenue de se conformer à un ordre ou une sommation des policiers, ou lorsqu’une « personne raisonnable se trouvant dans la même situation se sentirait obligée de le faire » et « conclur[ait] qu’elle n’est pas libre de partir » (Grant, par. 30‑31; Le, par. 25). C’est cette dernière catégorie qui, selon M. Lafrance, décrit sa situation. Trois facteurs — identifiés dans l’arrêt Grant et explicités dans l’arrêt Le — doivent être pris en considération et mis en balance :

1.            Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir.
2.            La nature de la conduite des policiers.
3.            Les caractéristiques ou la situation particulières de la personne, selon leur pertinence (Grant, par. 44; Le, par. 31).



Les trois facteurs établis dans l’arrêt Grant — les circonstances à l’origine du contact avec les policiers, la nature de la conduite des policiers ainsi que les caractéristiques ou la situation particulières de la personne — pèsent ici de manière décisive, à la lumière des faits de la présente affaire, et militent en faveur de la conclusion que M. Lafrance a d’abord été détenu quand celui‑ci, un jeune homme autochtone ayant peu eu affaire aux policiers, s’est fait réveiller au petit matin par des policiers dans sa maison et s’est vu ordonner de s’habiller et de quitter sa maison. La détention a continué tout au long de l’interaction, y compris à l’extérieur de la maison, dans le fourgon de police et dans la salle d’interrogatoire du poste de police, où il était presque toujours supervisé par les policiers et en présence de ceux‑ci, jusqu’à la fin de son entretien le 19 mars, et telle est ma conclusion.

Il s’ensuit que les policiers étaient tenus d’informer M. Lafrance de son droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) et de lui donner la possibilité de l’exercer, et qu’ils ont violé ce droit en omettant de le faire. Mes collègues affirment que cette conclusion fait en sorte que la combinaison d’un jeune accusé et de l’exécution d’un mandat de perquisition entraînera toujours une conclusion de détention (par. 160). Cependant, il n’en est pas ainsi; c’est uniquement lorsque les policiers exécutent un mandat d’une manière qui amène une personne raisonnable mise à la place de l’accusé à croire que, dans l’ensemble des circonstances, elle n’est pas libre de partir, qu’il y aura détention. Tel était le cas en l’espèce : compte tenu du vaste déploiement de force avec lequel une équipe de policiers est arrivée au domicile de M. Lafrance, lui a donné l’ordre de s’habiller et de quitter sa maison et a surveillé chacun de ses mouvements, les policiers auraient dû reconnaître qu’une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance se serait sentie obligée d’obtempérer à leurs sommations et aurait conclu qu’elle n’était pas libre de partir. Dans de telles circonstances, les policiers auraient dû l’informer de ses droits garantis par l’al. 10b) de la Charte. Je me penche sur les conséquences de cette violation plus loin, après avoir examiné son contact du 7 avril avec les policiers.



B.            Le 7 avril 2015

Le degré de déséquilibre entre le pouvoir des policiers et celui des détenus variera évidemment d’une affaire à l’autre, en fonction de la situation particulière des détenus eux‑mêmes. Les caractéristiques spécifiques des détenus (décrites comme des « vulnérabilités » dans le contexte de l’interrogatoire policier) peuvent influencer le cours d’un entretien sous garde. Les enquêteurs et les cours de révision doivent être conscients de la possibilité que ces vulnérabilités, qui peuvent avoir trait au genre, à la jeunesse, à l’âge, à la race, à la santé mentale, à la compréhension de la langue, à la capacité cognitive ou à tout autre facteur, combinées aux faits nouveaux pouvant survenir au cours d’un interrogatoire policier, puissent rendre inadéquats les conseils juridiques initialement reçus par le détenu, affaiblissant sa capacité de faire un choix éclairé quant à savoir s’il veut coopérer ou non avec la police. Dans de telles situations, l’arrêt Sinclair exige que l’accusé ait droit à une consultation additionnelle afin que les forces soient égales.



Les policiers ont violé le droit à l’assistance d’un avocat que l’al. 10b) garantit à M. Lafrance en refusant de lui permettre de consulter de nouveau un avocat en dépit du fait qu’il existait des raisons de conclure qu’il n’avait pas compris les conseils reçus au titre de l’al. 10b), même après avoir parlé avec l’avocat de l’aide juridique. Je me penche maintenant sur les conséquences qui découlent de cette violation et de la violation des droits garantis à M. Lafrance par l’al. 10b) le 19 mars.



C.            Le paragraphe 24(2) de la Charte

Ainsi, le fait de permettre à la Couronne de s’appuyer sur les éléments de preuve obtenus le 19 mars et le 7 avril en violation des droits que la Charte garantit à M. Lafrance est‑il susceptible de déconsidérer l’administration de la justice? Pour trancher cette question, il faut examiner et mettre en balance les trois questions identifiées dans l’arrêt Grant : (1) la gravité de la conduite attentatoire; (2) l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte; et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond (par. 71; Le, par. 139‑142; R. c. Tim, 2022 CSC 12, par. 74). Bien que les deux premières questions agissent généralement en tandem, il n’est pas nécessaire que les deux étayent l’exclusion pour qu’un tribunal puisse conclure que l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (Le, par. 141). Comme l’a affirmé la Cour dans l’arrêt Le, « [c]’est la somme, et non la moyenne, de ces deux premières questions qui détermine si la balance penche en faveur de l’exclusion » (par. 141). En d’autres termes, c’est le poids cumulatif des deux premières questions que les juges du procès doivent considérer et mettre en balance par rapport à la troisième question lorsqu’ils examinent si les éléments de preuve devraient être écartés. C’est pourquoi la troisième question — qui milite généralement en faveur de la conclusion selon laquelle l’utilisation des éléments de preuve n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice — fera rarement pencher la balance en faveur de l’utilisation des éléments de preuve lorsque les deux premières questions, considérées ensemble, militent fortement en faveur de l’exclusion (Le, par. 142; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202, par. 56).



Examinées ensemble, les trois questions de l’arrêt Grant confirment que l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Il s’agissait de deux violations graves ayant une incidence tout aussi importante sur les droits garantis à M. Lafrance par l’al. 10b). Les deux premières questions militent donc fortement en faveur de l’exclusion de la preuve. En revanche, l’intérêt de la société milite en faveur de son utilisation, mais pas de manière forte. De par son effet cumulatif, la force des deux premières questions l’emporte sur l’incidence modérée de l’intérêt de la société dans la fonction de recherche de la vérité du procès criminel.

Il s’ensuit que les éléments de preuve obtenus en violation des droits que la Charte garantit à M. Lafrance le 19 mars et le 7 avril doivent être exclus.»