Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27 (38837)
«Le 1er janvier 2016, l’art. 35 al. 1 du nouveau Code de procédure civile du Québec est entré en vigueur. Cette disposition confère à la Cour du Québec une compétence exclusive pour tout litige en matière civile dont la valeur de l’objet ou la somme réclamée est inférieure à 85 000 $. Le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec ont déposé une demande introductive d’instance à la Cour supérieure, recherchant une déclaration d’inconstitutionnalité de l’art. 35 al. 1 C.p.c. Selon eux, cette disposition serait incompatible avec l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 , puisqu’elle a pour effet de nier aux justiciables québécois le droit de s’adresser à la Cour supérieure pour toute demande en matière civile dont la valeur de l’objet en litige est inférieure à 85 000 $, empêchant ainsi la Cour supérieure d’énoncer et de faire évoluer le droit à l’égard de ces réclamations. Ils ont également contesté la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec à l’égard de certaines décisions administratives, au motif que l’obligation de déférence reconnue par la jurisprudence y étant liée serait incompatible avec le pouvoir de contrôle judiciaire des cours supérieures.
En réponse à ces procédures judiciaires, le gouvernement du Québec a déposé à la Cour d’appel, par décret, un Avis de renvoi, lui soumettant deux questions : (1) l’art. 35 al. 1 C.p.c. est‑il valide au regard de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 ? et (2) l’application de l’obligation de déférence judiciaire, qui caractérise le pourvoi en contrôle judiciaire, aux appels administratifs à la Cour du Québec est‑elle compatible avec l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 ?
Quant à la première question, la Cour d’appel a conclu que l’art. 35 C.p.c. est inconstitutionnel, puisqu’il entrave la compétence fondamentale de la Cour supérieure de trancher certains différends substantiels en matière civile. Par contre, en ce qui concerne la deuxième question, elle s’est dite d’avis que l’application de l’obligation de déférence judiciaire aux appels administratifs à la Cour du Québec est compatible avec l’art. 96 , puisque la Cour supérieure conserve l’intégralité de son propre pouvoir de surveillance et de contrôle sur l’administration et les instances inférieures ainsi que son rôle fondamental de veiller à une justice indépendante et unifiée au Canada. La Conférence des juges de la Cour du Québec, le Conseil de la magistrature du Québec et l’Association canadienne des juges des cours provinciales, qui étaient intervenus devant la Cour d’appel, ainsi que le procureur général du Québec font appel de plein droit devant la Cour sur la première question. Le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec, qui étaient également intervenus devant la Cour d’appel, font appel de plein droit devant la Cour sur la deuxième question.»
La Cour suprême du Canada dit que les pourvois sont rejetés.
Les juges Côté et Martin écrivent comme suit (aux paragraphe 3-10, 70, 83, 144, 150, 161):
«La première question posée par les présents pourvois nous invite à déterminer si l’art. 35 al. 1 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« C.p.c. »), se justifie au regard de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 . En d’autres termes, l’attribution exclusive à la Cour du Québec d’une compétence sur les réclamations civiles de moins de 85 000 $ crée‑t‑elle une cour parallèle qui usurpe le rôle réservé par la Constitution aux cours supérieures? En l’espèce, la législature transfère au tribunal provincial non pas une compétence précise ou spécifique, mais une compétence exclusive étendue dans un vaste domaine situé au cœur du droit privé. La présente affaire offre à notre Cour l’occasion de clarifier la frontière que les provinces ne doivent pas franchir dans l’exercice de leur compétence en matière d’administration de la justice. Cette question constitue un nouveau jalon dans l’évolution de la jurisprudence relative à l’art. 96 , puisqu’elle concerne un transfert en bloc de compétences d’une cour judiciaire vers une autre en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles se situant sous un seuil pécuniaire particulier, et retirant donc ces matières de la compétence des cours supérieures.
L’article 96 vise à donner substance au compromis conclu à l’époque de la Confédération en protégeant le statut particulier des cours supérieures de juridiction générale à titre de pierre angulaire de notre système de justice unitaire. Les principes de l’unité nationale et de la primauté du droit occupent une place centrale dans cette organisation judiciaire. Pour que l’art. 96 remplisse sa mission, notre Cour a développé toute une variété de tests à travers le temps, dont les manifestations les plus récentes sont le test en trois volets du Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714 (« Renvoi sur la location résidentielle »), ainsi que celui de la compétence fondamentale reconnu dans l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725. Ces deux cadres d’analyse reposent sur une préoccupation commune qui animait déjà la jurisprudence antérieure à leur élaboration : la nature et le rôle des cours supérieures doivent être protégés et la création de cours de nomination provinciale qui sont parallèles aux cours supérieures ou qui usurpent leurs fonctions n’est pas permise.
Le test en trois volets du Renvoi sur la location résidentielle restreint l’attribution d’un pouvoir ou d’une compétence sur un type de différend quand, à l’époque de la Confédération, ce pouvoir ou cette compétence relevaient exclusivement ou principalement des cours supérieures. Selon nous, la seule application du test en trois volets du Renvoi sur la location résidentielle n’a pas pour effet de rendre inconstitutionnel l’art. 35 al. 1 C.p.c. De fait, il existait un engagement général suffisant des tribunaux inférieurs en matière de litiges civils fondés sur le droit des obligations contractuelles et extracontractuelles dans trois des quatre provinces fondatrices.
Le deuxième test cherche à déterminer si une attribution de compétence porte atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures, soit en changeant la nature essentielle de ces cours, soit en les empêchant de jouer le rôle central qui leur incombe en vertu de l’art. 96 . L’article 35 al. 1 C.p.c. porte atteinte à la compétence générale en droit privé des cours supérieures — une caractéristique essentielle faisant partie de leur compétence fondamentale — d’une manière qui ne saurait être permise par la Constitution. Tant la Cour supérieure que la Cour du Québec jouent un rôle important quant au maintien de la primauté du droit, bénéficient des garanties d’indépendance judiciaire, sont composées de juges professionnels et qualifiés et promeuvent l’accès à la justice. Ces caractéristiques communes sont essentielles au bon fonctionnement des deux cours et à la protection du public. Bien que nous reconnaissions ces réalités, la question demeure celle de savoir si l’art. 96 permet à la province de transférer en bloc une compétence exclusive à une cour de nomination provinciale.
À la lumière de ce contexte particulier, nous avons examiné une vaste gamme de facteurs afin de répondre à cette question : l’étendue de la compétence attribuée par l’art. 35 al. 1 C.p.c., le caractère exclusif de l’attribution, le seuil pécuniaire élevé, les mécanismes d’appel prévus par la loi et l’absence d’un objectif social susceptible de justifier la mesure législative. La mise en balance des facteurs pertinents nous mène à la conclusion que l’attribution d’une compétence exclusive à la Cour du Québec sur les litiges civils en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles jusqu’à une valeur de moins de 85 000 $ compromet indûment la position des cours visées à l’art. 96 et est inconstitutionnelle. L’ampleur de la compétence attribuée par l’art. 35 al. 1 C.p.c., jumelée avec les différents attributs du contexte institutionnel dans le cadre duquel elle s’exerce, transforme la Cour du Québec en une cour parallèle prohibée et porte une atteinte inadmissible à la compétence fondamentale de la Cour supérieure. Cela affaiblit nécessairement le rôle primordial que la Cour supérieure du Québec est appelée à jouer au sein du système judiciaire canadien.
Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel que le seuil pécuniaire est trop élevé, lorsque considéré dans son contexte historique et institutionnel. Il est important de noter que le transfert de compétence à la Cour du Québec ne confère pas seulement une vaste compétence civile en matière d’obligations encadrée par un seuil monétaire, il retire également cette compétence à la Cour supérieure du Québec. Cela affecte d’une manière inadmissible sa capacité d’entendre et de trancher les litiges relevant d’un domaine situé au cœur du droit privé québécois. Aucune autre cour de nomination provinciale au Canada ne possède une compétence exclusive comparable en matière civile : les autres provinces maintiennent une certaine forme de compétence concurrente entre les cours de nomination provinciale et celles visées à l’art. 96 .
D’autres caractéristiques de la Cour du Québec appuient aussi la conclusion que l’article contesté franchit la ligne de la constitutionnalité. En effet, les deux cours entendent des litiges civils en matière contractuelle et extracontractuelle et tranchent ces derniers en appliquant les mêmes lois et les mêmes règles procédurales. De plus, les décisions rendues par la Cour du Québec peuvent faire l’objet d’un appel directement à la Cour d’appel du Québec. Donc, la compétence édictée à l’art. 35 al. 1 C.p.c. confère à la Cour du Québec toutes les apparences d’une cour parallèle et affaiblit la position centrale réservée aux cours supérieures dans le système judiciaire canadien par les art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 . Il est devenu difficile de voir ce qui distingue encore la Cour du Québec d’une cour supérieure constitutionnellement protégée.
À notre avis, la seconde question du renvoi, portant sur l’application par la Cour du Québec de l’obligation de déférence judiciaire lorsqu’elle entend un appel d’une décision administrative en vertu de certaines lois provinciales, est devenue théorique en raison du prononcé de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, ainsi que de l’entrée en vigueur de l’art. 83.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T-16. Nous décidons donc de ne pas y répondre.
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En somme, la revue de la jurisprudence de la Cour met en exergue l’interdiction de créer des cours parallèles ou de s’attaquer à l’essence même des cours supérieures de façon à donner plein effet au compromis conclu à l’époque de la Confédération. Quoique les tests applicables aient pu changer à travers les époques, ces tests ne sont pas des fins en soi; ils ne sont que l’expression des principes qui sous‑tendent l’art. 96. Conséquemment, il faut se garder d’appliquer ces tests de façon purement mécanique; on doit au contraire les aborder avec ces principes en tête.
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À notre avis, la compétence fondamentale des cours supérieures présuppose une vaste compétence matérielle dont l’étendue recoupe, à tout le moins, les divisions centrales du droit privé auxquelles se rattachent souvent des domaines de droit plus spécifiques. Cela s’explique par les origines historiques des cours supérieures et leur nature de tribunal de droit commun, ainsi que par les principes de l’unité nationale et de la primauté du droit qui sous-tendent l’art. 96.
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En terminant, il paraît opportun de préciser la portée des présents motifs et leur impact sur les autres tests développés sous l’art. 96 . L’analyse multifactorielle que nous retenons ici n’a pas pour vocation de remplacer le droit actuel. L’analyse sous l’art. 96 se décline toujours en deux tests. Le premier — le test du Renvoi sur la location résidentielle — continue de s’appliquer à tout transfert d’une compétence historique des cours supérieures à un tribunal administratif ou une autre cour statutaire. Le deuxième — le test de la compétence fondamentale — demeure applicable afin de déterminer si une disposition législative a pour effet de retirer ou de porter une atteinte inadmissible à l’un ou l’autre des attributs qui font partie de la compétence fondamentale des cours supérieures. Lorsqu’un transfert effectué en faveur d’une cour de nomination provinciale met en cause la compétence générale en droit privé des cours supérieures, le caractère admissible ou inadmissible de l’atteinte à la compétence fondamentale devrait s’évaluer au regard des facteurs exposés ci-dessus. Ces facteurs fournissent à la législature provinciale des balises suffisamment claires pour déterminer quelle latitude lui est laissée par l’art. 96 lorsqu’elle souhaite attribuer à une cour dont les juges sont nommés par les provinces une compétence sur une partie significative du droit commun, tout en évitant la création d’une cour parallèle.
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Il n’est pas déraisonnable de prétendre que l’étape intermédiaire d’un appel à une cour de nomination provinciale avant l’exercice d’un contrôle judiciaire auprès de la cour supérieure puisse être inconstitutionnelle, puisqu’elle est susceptible de priver les cours supérieures d’un nombre substantiel de pourvois en contrôle judiciaire. Cependant, nous tenons à préciser que nous ne nous prononçons pas sur la question de la constitutionnalité de la juridiction d’appel de la Cour du Québec, puisqu’il ne s’agit pas de la question dont nous sommes saisis. Celle-ci est donc remise à un autre jour.
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Pour les raisons qui précèdent, nous sommes d’avis que les pourvois devraient être rejetés sans dépens. Il ne devrait pas être donné effet au présent avis pendant une période de 12 mois suivant son dépôt. Les demandes introductives d’instance déposées à la Cour du Québec avant ou durant cette période de suspension pourront suivre leur cours jusqu’à la fin de l’instance, et ce, même si l’instance prend fin après l’expiration de la période de 12 mois.»