Renvoi relatif à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11 (38663) (38781) (39116)
«En 2018, le Parlement a édicté la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (« LTPGES »). La LTPGES se compose de quatre parties et de quatre annexes. La partie 1 établit une redevance sur les combustibles qui s’applique aux fabricants, distributeurs et importateurs de différents types de combustibles à base de carbone. La partie 2 établit un mécanisme de tarification des émissions industrielles de gaz à effet de serre (« GES ») produites par de grandes installations industrielles à forte intensité d’émissions. La partie 3 autorise le gouverneur en conseil à prévoir, par règlement, l’application de textes législatifs provinciaux sur les émissions de GES à des entreprises fédérales et à toute partie de terres fédérales ou de terres autochtones situées dans une province, ainsi qu’à toute partie des eaux intérieures qui est située dans une province ou y est adjacente. La partie 4 de la LTPGES oblige le ministre de l’Environnement à établir un rapport annuel sur l’application de la LTPGES et à le déposer au Parlement.
La Saskatchewan, l’Ontario et l’Alberta ont contesté la constitutionnalité des deux premières parties ainsi que des quatre annexes de la LTPGES en soumettant à leur cour d’appel respective un renvoi demandant si la LTPGES est entièrement ou partiellement inconstitutionnelle. Dans des décisions partagées, les cours d’appel de la Saskatchewan et de l’Ontario ont jugé la LTPGES constitutionnelle, alors que la Cour d’appel de l’Alberta l’a jugée inconstitutionnelle. Le procureur général de la Colombie‑Britannique, qui était intervenu devant la Cour d’appel de l’Alberta, le procureur général de la Saskatchewan et le procureur général de l’Ontario font appel de plein droit devant la Cour.»
La Cour suprême du Canada dit que les pourvois du procureur général de la Saskatchewan et du procureur général de l’Ontario sont rejetés, et le pourvoi du procureur général de la Colombie‑Britannique est accueilli. La question soulevée par les renvois reçoit une réponse négative.
Le juge en chef écrit comme suit (aux paragraphes 2-5, 162-166):
«Le fondement factuel essentiel des présents pourvois est incontesté. Les changements climatiques sont une réalité. Ils sont causés par les émissions de gaz à effet de serre résultant de l’activité humaine et ils représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité. Le seul moyen de contrer cette menace consiste à réduire ces émissions. Des États de partout dans le monde se sont engagés, dans le cadre de l’Accord de Paris, Doc. N.U. FCCC/CP/2015/10/Add.1, 12 décembre 2015, à réduire de façon radicale leurs émissions de gaz à effet de serre afin d’atténuer les effets des changements climatiques. Parmi les efforts déployés par le Canada pour mettre en œuvre son engagement, le Parlement a édicté la LTPGES .
Toutefois, aucun de ces faits ne répond à la question en litige dans les présents pourvois, soit celle de savoir si le Parlement possédait, en vertu de la Constitution, le pouvoir d’édicter la LTPGES . Pour répondre à cette question, la Cour doit identifier la matière véritable de la LTPGES , puis la classer par référence au partage des compétences établi dans la Loi constitutionnelle de 1867 (la « Constitution »). Dans l’exécution de cette tâche, la Cour doit donner effet au principe du fédéralisme — un principe fondateur de la Constitution canadienne — qui requiert le maintien d’un juste équilibre entre les compétences du gouvernement fédéral et celles des provinces.
Plus loin, je conclus que la LTPGES fixe, en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre, des normes nationales minimales de tarification rigoureuse de ces gaz, des polluants qui causent des préjudices sérieux à l’extérieur de la province où ils sont émis. Le Parlement a compétence pour adopter cette loi en tant que matière d’intérêt national en vertu de la disposition de l’art. 91 de la Constitution qui l’habilite à faire des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement ». L’intérêt national est une théorie du droit constitutionnel canadien qui est bien établie mais rarement appliquée. Son application est strictement limitée afin de préserver l’autonomie des provinces et de respecter la diversité de la Confédération, comme l’exige le principe du fédéralisme. Cependant, dans les cas qui s’y prêtent, lorsqu’il existe une authentique matière d’intérêt national — et que la reconnaissance de cette matière est conforme au partage des compétences — le Parlement est alors habilité à agir. En l’espèce, le Parlement a agi dans les limites de sa compétence.
Je conclus également que les redevances imposées par la LTPGES représentent des frais de réglementation constitutionnellement valides. En conséquence, la LTPGES est constitutionnelle.
…
En résumé, pour décider si une matière est d’intérêt national, il faut procéder à une analyse en trois étapes.
Premièrement, le fédéral doit établir que la matière en cause présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant qui justifie sa prise en considération comme possible matière d’intérêt national. Cette question se soulève dans tous les cas, peu importe si la matière peut ou non être qualifiée d’historiquement nouvelle. Si le fédéral s’acquitte de ce fardeau à cette étape de la question préliminaire, l’analyse se poursuit.
Deuxièmement, le tribunal entreprend l’analyse décrite dans l’arrêt Crown Zellerbach par les mots « unicité, particularité et indivisibilité ». Les principes qui sous‑tendent cette analyse sont toutefois plus importants que ces termes. Suivant le premier de ces principes, afin de prévenir l’élargissement excessif des pouvoirs fédéraux, compétence ne devrait être reconnue sur la base de la théorie de l’intérêt national qu’à l’égard de matières particulières, identifiables et qualitativement différentes de matières d’intérêt provincial. Le second principe qui doit être considéré à cette étape est que compétence ne devrait être reconnue en faveur du fédéral que dans les cas où la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière.
Si ces deux principes sont respectés, le tribunal procède alors à la troisième et dernière étape, qui consiste à déterminer si l’étendue de l’effet de la matière proposée d’intérêt national est compatible avec le partage des compétences.
Le fardeau de la preuve incombe au fédéral tout au long de l’analyse, et il doit apporter la preuve requise. Lorsque la matière fédérale proposée satisfait aux exigences prévues aux trois étapes du cadre d’analyse, il existe alors une assise raisonnée permettant de conclure que, de par sa nature, la matière transcende les provinces et doit être reconnue en tant que matière d’intérêt national.»
La juge Côté (motifs dissidents en partie) écrit comme suit (aux paragraphes 222-224):
«J’ai lu les motifs soigneusement rédigés du juge en chef, et j’adhère à sa formulation de l’analyse de la théorie de l’intérêt national. Toutefois, je dois, avec égard, me dissocier de sa conclusion ultime selon laquelle la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, c. 12, art. 186 (la « LTPGES » ou la « Loi »), dans sa forme actuelle, est constitutionnelle. À mon avis, il n’est pas possible d’affirmer que la LTPGES , tel qu’elle est présentement rédigée, satisfait à la norme de la question d’intérêt national, formulée comme il se doit par le juge en chef, parce que l’étendue du pouvoir discrétionnaire qu’elle confère au gouverneur en conseil donne à l’exécutif un pouvoir sans limite véritable. De plus, les dispositions de la LTPGES qui autorisent le gouverneur en conseil à modifier la loi elle-même et à y déroger violent la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi que les principes constitutionnels fondamentaux de la souveraineté parlementaire, de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs.
La Cour doit se prononcer sur la constitutionnalité de la LTPGES à la lumière de la totalité des mesures qu’elle autorise, et non uniquement des mesures prises actuellement en vertu de la Loi . Ainsi, lorsque je tiens compte de ce que la LTPGES autorise, sans égard à ce qui a été mis en œuvre dans les faits, il est clair que, tel qu’elle est rédigée présentement, elle confère un pouvoir discrétionnaire démesuré à l’exécutif sans qu’il existe de contrôles véritables à l’encontre des modifications significatives qu’il pourrait apporter aux régimes actuels de tarification.
Certes, la délégation de pouvoirs législatifs n’est pas problématique en soi, puisque l’existence d’un pouvoir discrétionnaire donne de la souplesse et permet de remédier aux difficultés pratiques associées à la modification de dispositions législatives et à la prise de règlements au niveau législatif. Toutefois, lorsqu’une loi confie à quelques privilégiés le pouvoir de réécrire, et donc de remanier, un texte législatif qui touche pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne des individus et des activités industrielles, économiques et municipales des provinces, elle va trop loin.»
Le juge Brown (motifs dissidents) écrit comme suit (aux paragraphes 297-301, 426, 441, 451-456):
«La question dont nous sommes saisis est de savoir si la Loi relève de la compétence du législateur fédéral. Il est important de souligner que la question n’est pas de savoir si le Parlement peut prendre des mesures pour lutter contre les changements climatiques. Il le peut manifestement — de fait, il peut adopter plusieurs mesures de la nature de celles contenues dans la Loi , par exemple, en exerçant le pouvoir de taxation que lui confère l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 . La question n’est pas non plus de savoir si le Parlement peut prendre des mesures pour parer à cette menace existentielle, ou d’autres, que connaît le pays. Encore une fois, il le peut manifestement, en s’appuyant sur son vaste pouvoir résiduel de légiférer en réponse à des urgences pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada (« POBG »).
Autrement dit, la constitutionnalité du régime que le Parlement a édicté en l’espèce ne détermine pas si le Parlement peut chercher à contrôler les émissions de GES de manière à atteindre des cibles de réduction. Il le peut. La question dont nous sommes saisis se rapporte uniquement à la façon dont le Parlement a choisi de le faire — et, en particulier, s’il a choisi un moyen qui relève de la compétence législative que lui confère la Constitution du Canada. Cette question nous amène donc à examiner la structure et l’application de la Loi — caractéristiques dont il n’est à peu près pas question dans les motifs des juges majoritaires — et le chef de compétence sur lequel se fonde le procureur général du Canada pour tenter d’en faire reconnaître la validité. Encore une fois, il convient de mettre en évidence, puisque toutes les parties devant nous soulignent l’ampleur de l’enjeu que représente la lutte contre les changements climatiques, que la capacité du Parlement de contribuer utilement à cette lutte ne dépend pas de la réponse de la Cour à la question du renvoi.
Le procureur général du Canada nous presse de conclure que la Loi représente un exercice constitutionnellement valide par le Parlement non pas des compétences dont il dispose manifestement pour prendre des mesures à l’égard des changements climatiques, mais de sa compétence résiduelle de légiférer à l’égard de matières « d’intérêt national » au titre du pouvoir POBG. On ne saurait trop insister sur la portée de cette thèse. Ce pouvoir — contrairement au pouvoir du Parlement de légiférer en cas d’urgence nationale — confère en permanence au Parlement la compétence exclusive à l’égard de la matière dite d’intérêt national. S’il s’agissait simplement, comme le soutient le procureur général du Canada, d’obliger les pollueurs à « payer », l’incidence sur le partage des compétences serait mineure. Toutefois, ni le procureur général du Canada ni les juges majoritaires ne décrivent fidèlement ou complètement la portée de la Loi . En particulier, ils minimisent considérablement ce que la Loi autorise réellement le gouverneur général en conseil (c’est‑à‑dire le Cabinet fédéral) à faire, et font abstraction de l’empiètement réglementaire profond dans des matières de compétence provinciale autorisé par la partie 2 de la Loi . Il s’ensuit une expansion permanente et considérable des compétences fédérales aux dépens de la compétence législative provinciale — non sanctionnée par notre Constitution , et même, comme je l’expliquerai, expressément interdite par celle‑ci.
Les juges majoritaires acceptent toutes ces prétentions, accordant au procureur général du Canada tout ce qu’il demande. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Les juges majoritaires vont encore plus loin, abandonnant et récrivant essentiellement la jurisprudence de notre Cour sur le volet intérêt national du pouvoir POBG décrit dans R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401. Plus particulièrement, ils édulcorent le test énoncé dans cet arrêt, qui exige qu’un intérêt national présente les qualités « d’unicité, de particularité et d’indivisibilité » (p. 432) par rapport aux matières qui relèvent de la compétence législative provinciale, en incorporant dans ce cadre d’analyse un corpus de jurisprudence sur le trafic et le commerce qui n’a rien à voir avec le pouvoir POBG ou avec la présente affaire. Le résultat est un nouveau critère en trois étapes. Suivant celui‑ci, l’exigence « d’unicité, de particularité et d’indivisibilité » est fondée sur deux « principes » qui « guid[ent] » l’analyse (motifs du juge en chef, par. 146). Le premier de ceux-ci comporte deux volets, et un de ces volets est guidé par trois « facteurs » (par. 147, 151 et 157). Le deuxième principe doit être analysé en fonction de trois autres exigences (par. 152‑156). Pour ajouter à la confusion, l’expansion inévitable de la compétence fédérale au titre du volet intérêt national qui en découle est renforcée par l’ajout d’un pouvoir discrétionnaire du tribunal à l’analyse relative à l’étendue de l’effet, par lequel l’étendue de l’effet sur la compétence provinciale est mise en balance à la lumière d’autres « intérêts », qui comprennent implicitement l’appréciation par les tribunaux de l’importance de la matière (par. 161 et 206). (On doit apparemment présumer que toutes les matières importantes relèvent de la compétence fédérale.)
Toutefois, le véritable danger que posent les motifs des juges majoritaires ne vient pas du fait qu’ils combinent la jurisprudence sur le trafic et le commerce et celle sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement, ni du test déroutant et confus qu’ils énoncent. Il vient plutôt du fait que les juges majoritaires abandonnent toute contrainte significative pour l’application de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG.
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Comme l’ont exprimé avec vigueur les juges Abella et Karakatsanis dans leur opinion concordante dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, la règle du « stare decisis limite considérablement la capacité de notre Cour d’infirmer ses propres précédents » (par. 255). Bien que la Cour fût divisée dans cet arrêt concernant la question de savoir si ces restrictions étaient respectées, il demeure que l’application de la règle du stare decisis horizontal favorise la certitude et la prévisibilité de l’évolution du droit, contribue à l’intégrité du processus judiciaire et préserve la légitimité institutionnelle de notre Cour (par. 260‑261). Si cela est vrai pour nos énoncés concernant le droit régissant la norme par laquelle les juges contrôlent les décisions des tribunaux administratifs, cela est certainement vrai pour nos précédents concernant le partage des compétences établi par la Constitution.
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En édulcorant le test de l’intérêt national, les juges majoritaires ont perdu de vue ce que le test est censé accomplir : la détermination des matières qui sont particulières (c’est‑à‑dire distinctes de celles relevant de tous les autres pouvoirs énumérés, et donc qui outrepassent les pouvoirs constitutionnels des provinces de traiter de la question) et indivisibles (c’est‑à‑dire une matière pour laquelle la responsabilité ne peut être divisée entre le Parlement et les provinces). Bien que le « principe » de « différen[c]e [qualitative] de[s] matières d’intérêt provincial » (par. 146) des juges majoritaires rejoigne l’exigence de particularité établie dans l’arrêt Crown Zellerbach, leurs trois « facteurs » altèrent en fait cette exigence au point où il ne reste plus aucun principe. Pratiquement tous les chefs de compétence provinciale peuvent faire l’objet d’un empiètement fédéral si la matière fédérale est simplement reformulée comme étant des « normes nationales minimales ».
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Toutefois, le véritable problème avec l’analyse de l’étendue de l’effet que font les juges majoritaires est leur grave sous‑évaluation de l’empiètement sur la compétence provinciale auquel donne lieu la Loi . Il convient de rappeler que ceux‑ci estiment que l’impact sur la compétence provinciale est limité, en partie parce que « l’effet de la matière sur la liberté des provinces de légiférer est minime » et « strictement limit[é] », puisque les provinces « sont libres de créer par voie législative tout système de tarification des GES, pourvu que ce système respecte les normes nationales minimales de tarification rigoureuse » (par. 199‑200 (je souligne)). Comme je l’ai déjà noté, cet énoncé fait fi des règlements industriels détaillés pouvant être pris en vertu de la partie 2 de la Loi . Or, il fait également fi du fait que les normes fédérales ne sont pas statiques, et que leur niveau de rigueur peut être de plus en plus élevé de façon à restreindre de façon correspondante la compétence provinciale dans le domaine. Ce n’est qu’en ignorant ces éléments que les juges majoritaires sont capables de dire que la compétence fédérale qu’ils reconnaissent en l’espèce est « considérablement moins envahissante que celle [reconnue] dans l’affaire Crown Zellerbach » (par. 201).
Plus fondamentalement, et même si le fédéralisme était un principe dont les modalités n’étaient pas consacrées dans la Constitution mais qui pouvaient plutôt être soupesées par les tribunaux, l’approche globale des juges majoritaires n’en est pas une de mise en équilibre. Ceux‑ci font plutôt pencher fortement la balance en faveur du côté fédéral ⸺ en légitimant en tant qu’intérêt national le mécanisme des « normes nationales minimales » pour les matières d’importance qui autrement relèveraient de la compétence provinciale, et en insistant sur le fait que cette façon de faire préserve tout de même l’autonomie provinciale (pourvu que le pouvoir soit exercé conformément aux priorités fédérales). Le Parlement sait maintenant comment faire en sorte que la balance penche toujours en sa faveur, dans le cas où les provinces choisissent d’exercer leur pouvoir législatif d’une façon qui nuit aux intentions du gouvernement fédéral.
Même le procureur général du Canada n’a pas eu l’audace de demander une balance penchant toujours en sa faveur, encore moins un cadre d’analyse redéfini qui tient compte d’autres intérêts qui ne devraient avoir aucune incidence sur le partage des compétences. Et pourtant, c’est exactement ce que les juges majoritaires lui ont donné.
La matière de la Loi relève pleinement de la compétence provinciale. Elle ne trouve appui dans aucune source de compétence législative fédérale, et excède donc la compétence du Parlement. La Cour, en tant que « gardienne de la constitution » autoproclamée, devrait condamner, et non approuver, le fait que le procureur général du Canada instrumentalise l’importance des changements climatiques ⸺ et la popularité relative de la réponse politique choisie par le Parlement ⸺ pour modifier fondamentalement l’analyse relative au partage des compétences prévu aux par. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 et, en définitive, le partage des compétences en tant que tel (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155).
Les motifs des juges majoritaires sont d’une importance capitale, et leurs répercussions devraient être entièrement et sobrement comprises. La Cour a déjà statué que la Constitution , qui repose sur le principe du fédéralisme, « exige le respect du partage constitutionnel des compétences » (Renvoi de 2011 relatif aux valeurs mobilières, par. 61; voir aussi Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 56 et 58). Toutefois, dans leur jugement malencontreux, les juges majoritaires écartent ce principe de fidélité à la Constitution pour un nouveau modèle du fédéralisme canadien, fondé sur la hiérarchie et la supervision, qui comporte deux caractéristiques déterminantes : (1) l’assujettissement de la compétence législative provinciale à la compétence prépondérante du Parlement d’établir des « normes nationales » concernant la façon dont cette compétence peut être exercée; et (2) le remplacement du partage des compétences que commande la Constitution par un équilibre des compétences établi par les tribunaux, cet équilibre devant tenir compte d’autres « intérêts ».
Aucune province, et pas même le Parlement lui‑même, n’a accepté ⸺ ni même envisagé ⸺ l’une de ces caractéristiques. Il s’agit d’un modèle de fédéralisme qui rejette notre Constitution et qui réécrit les règles de la Confédération. Ses répercussions vont bien au‑delà de la Loi , ouvrant la voie à l’empiètement fédéral ⸺ au moyen de l’imposition de normes nationales ⸺ dans tous les domaines de compétence provinciale, notamment le trafic et le commerce intraprovinciaux, la santé et la gestion des ressources naturelles. Il donnera forcément lieu à de graves tensions au sein de la fédération, et tout cela sans bonne raison, puisque le Parlement aurait pu atteindre ses objectifs de façon constitutionnellement valide. J’inscris ma dissidence.
Le juge Rowe (motifs dissidents) écrit comme suit (aux paragraphes 457-459, 616):
«La théorie de l’intérêt national est un pouvoir résiduel de dernier recours. J’en suis venu à cette conclusion à la suite d’une lecture attentive de l’arrêt R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401, et des décisions qui l’ont précédé. Le respect fidèle des principes établis mène inexorablement à la conclusion que le volet intérêt national du pouvoir de faire des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » (« POBG ») ne saurait être le fondement de la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, c. 12, art. 186 (« Loi »).
J’examinerai l’affaire principalement d’un point de vue théorique. Pour atteindre les objectifs visés par la structure fédérale, et pour que les tribunaux puissent rendre compte à la population de la manière dont ils exercent leur pouvoir en tant qu’arbitres dans les différends sur le fédéralisme, la cohérence, la clarté et la prévisibilité théoriques au sujet du partage des compétences sont essentielles (Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 23; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, par. 3).
Premièrement, j’analyse le principe du fédéralisme et le partage des compétences : le point de départ pour comprendre pleinement la théorie de l’intérêt national. Deuxièmement, j’examine la nature résiduelle et circonscrite du pouvoir en matière de POBG, lequel prend sa source dans l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 . Bien que certains auteurs disent que ce pouvoir comporte trois volets — lacune, intérêt national et urgence —, j’estime que la jurisprudence ne permet pas de distinguer la « lacune » de l’« intérêt national », et qu’il n’est pas non plus utile d’établir pareille distinction. Il faut plutôt voir ce que les auteurs appellent la « lacune » et l’« intérêt national » comme une manifestation de la nature cumulativement exhaustive du partage des compétences, ainsi que de la nature résiduelle du pouvoir POBG. Troisièmement, j’applique cette conception au test de l’intérêt national énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach, et j’interprète en conséquence les concepts d’« unicité, de particularité et d’indivisibilité », d’« incapacité provinciale » et d’ « étendue » de l’« effet sur la compétence provinciale » (p. 432). La théorie de l’intérêt national ne s’applique qu’aux matières qui sont distinctes de celles relevant de la compétence provinciale et qui ne peuvent être réparties entre les chefs de compétence existants des deux ordres de gouvernement. En outre, leur reconnaissance en vertu du pouvoir POBG ne saurait rompre l’équilibre fédéral. Quatrièmement, je compare cette approche à celle que le procureur général du Canada nous exhorte à adopter. Finalement, j’examine une question entièrement distincte : la méthode à employer pour vérifier si des règlements respectent le partage des compétences et la manière dont cette méthode peut s’appliquer aux règlements pris en vertu de la Loi. En conséquence, pour les présents motifs et ceux exprimés par le juge Brown, que je fais miens, la loi est ultra vires en totalité.
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Un examen patient et attentif des principes établis révèle que le pouvoir POBG devrait être, et a toujours été censé être, un pouvoir résiduel et circonscrit de dernier recours qui assure l’exhaustivité du partage des compétences. Il n’est possible d’y recourir que si une matière ne relève d’aucun chef de compétence énuméré, ni d’aucune combinaison de chefs de compétences énumérés. L’approche préconisée par le procureur général du Canada reflète de façon troublante une interprétation erronée de l’arrêt Crown Zellerbach et des principes qui l’ont précédé, ainsi qu’une dérogation à ceux‑ci.»